De la caricature à l’affiche 1850-1918

du 18 février au 4 septembre 2016

Le Musée des Arts Décoratifs propose de mettre en lumière l’apport des caricaturistes à l’histoire de l’affiche entre 1850 et 1918.

Le début du siècle voit s’éteindre ou se retirer de la scène, Toulouse Lautrec, Chéret, Mucha. L’absence de leurs images crée alors un sentiment de vide d’autant plus fort qu’elles étaient omniprésentes sur les murs de la ville. Un vide qui a laissé s’installer l’idée que l’art de l’affiche est resté moribond jusqu’en 1918. C’était mal connaître le rôle joué par les dessinateurs de presse et les caricaturistes durant cette période. Les annonceurs d’alors repèrent leur trait acerbe, leur maitrise du raccourci, leur art de l’ellipse, qui rejoignent les premières théories publicitaires. Ces dessinateurs prennent le relais et renouvellent le genre en profondeur. Parmi eux Jossot, Sem, Barrère, Guillaume, Gus Bofa, Roubille, ou Cappiello. Réalisée à partir des collections du musée, l’exposition retrace ce moment de l’histoire de l’affiche intimement lié à l’histoire de la presse, aux contextes politiques et économiques depuis 1850.

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Hashtag : #CaricatureAffiche

Commissariat
• Réjane BARGIEL, Conservatrice en chef du département de la Publicité

Scénographie
• Nestor PERKAL

Exposition réalisée avec le concours de

Présentation
Grün, Affiche, « Bal Tabarin », 1904
Lithographie couleur, 123,5 cm x 88 cm
© MAD / photo : Jean Tholance

L’industrialisation de la presse au milieu du XIXe siècle engendre une prolifération de publications parmi lesquelles les journaux satiriques. C’est l’époque du Charivari, de La Silhouette, de La Caricature, puis du Rire, du Journal pour rire, de L’Assiette au Beurre, et bien d’autres titres… Du simple feuillet aux hebdomadaires, ces productions sont vendues par abonnement, à la criée ou en kiosques. Ces derniers en sont littéralement recouverts. Pour faire face à cette concurrence, ces journaux doivent en premier lieu se distinguer et attirer le regard. L’image via la caricature, va jouer un rôle important transformant les unes en affiches. La presse humoristique actionne alors différents registres comiques : de la critique acerbe à la caricature de mœurs, de la parodie au grotesque, passant de l’engagement à la frivolité voire la grivoiserie selon le lectorat et l’espace de liberté concédé par le pouvoir. Depuis Charles Philippon, célèbre pour avoir caricaturé Louis Philippe en poire ou Honoré Daumier passant au crible les travers des hommes politiques et les ridicules de ses contemporains, les caricaturistes font vendre. Tout au long du XIXe siècle, suivant les régimes politiques, ils affrontent, et déjouent la censure. Aussi lorsque les lois sur la libéralisation de la presse et de l’affichage sont votées en 1881 dans un contexte marqué par les nombreux scandales de la IIIe République, l’affaire Dreyfus, l’anticléricalisme, l’anticapitalisme, la montée des opinions… le succès et le nombre des caricatures explosent.

La force et le succès de ces dessins de presse deviennent des arguments publicitaires. La caricature comme l’affiche, délivrent un message polysémique, utilisant concentration, ellipse, raccourcis, suggestions, contrastes. Le caricaturiste sait pointer les sujets sensibles de la société, de la politique, de la religion. Ses images suscitent l’adhésion ou le rejet, la polémique, voire la censure. Dans tous les cas, elles déclenchent l’intérêt, la curiosité. Autant de moyens qui font des caricaturistes les meilleurs alliés des publicitaires, qui veulent une affiche efficace et suggestive. À cette époque l’affichage urbain devient un enjeu stratégique. Le réseau s’étend au quai des métros et des gares. L’affiche s’agrandit et doit se voir de plus en plus loin. La force de l’image est capitale.

Leonetto Cappiello, Affiche, « Remington », vers 1910
Lithographie couleur, 200 cm x 130 cm
© MAD / photo : Jean Tholance

Adrien Barrère, Henri Jossot, Jean-Louis Forain, Charles Léandre et Léonetto Capiello sont des caricaturistes qui à la fin du XIXe siècle embrassent pleinement la carrière d’affichiste. D’autres comme Sem ou O’Galop poursuivent les deux activités. Mais lorsqu’ils sont affichistes, les caricaturistes ne font pas de caricatures. Ils en utilisent les ressorts techniques : la composition de l’affiche doit claquer comme la Une, avec peu de couleurs, allant à l’économie de moyens pour une plus grande efficacité.

De toutes ces personnalités présentées dans l’exposition, Leonetto Cappiello, O’Galop et Jossot ont contribué au renouveau de l’affiche. Cappiello s’intéresse surtout au monde de l’art et du spectacle, croquant acteurs, écrivains, musiciens, actrices et femmes du monde. Il débute en publiant dans Le Rire en 1889, puis dans Le Sourire, Le Théâtre, Le Cri de Paris ou L’Assiette au Beurre. Il adapte au grand format les silhouettes dont il avait croqué les courbes et les attitudes. Dans ses affiches Cappiello recherche avant tout le mouvement à travers la ligne et les contrastes colorés. Ses formes, comme des tâches de couleurs, se détachent sur un fond sans décor, sans perspective pour un impact visuel fort, en dissonance avec leur environnement. Conscient que cette nouvelle esthétique fait vendre, Cappiello s’impose face aux publicitaires, mais pas seulement : les affiches de Cappiello imprègnent les artistes et fait figure de « fauves avant les fauves ». Encouragé par ses ainés Chéret et Lautrec, à leur suite, il réinvente l’affiche comme art de la rue, salué par les critiques, et reconnu par la jeune génération d’affichistes de l’après-guerre, tels Cassandre et Carlu entre autres.

Comme lui Marius Roussillon, devenu O’Galop, a forgé son trait en publiant de nombreux dessins satiriques dans Le Chat Noir, le Rire, le Pêle-Mêle et beaucoup d’autres titres. Sa rencontre avec les frères Michelin va sceller son destin d’affichiste à celle du bibendum. Il invente le personnage et ne cesse de le décliner. L’objectif de O’Galop est de taper dans l’œil de son public grâce à des affiches claires et percutantes, simples à comprendre. Il mise sur l’efficacité du dessin et du message. Il travaille pour de nombreuses autres firmes sans abandonner la satire.

Henri-Gustave Jossot, Affiche, Sales Gueules, 1896
Lithographie couleur, 61 cm x 40,5 cm
© MAD / photo : Jean Tholance

Jossot est le seul qui en devenant affichiste n’a pas renoncé à utiliser la caricature comme en témoigne l’une des plus célèbres affiches pour les sardines Saupiquet. Pour lui l’affiche doit « hurler (…) et violenter le regard ». Ses personnages gardent ainsi dans chacune de ces affiches toute l’exagération de la déformation, du laid, du grotesque, de la férocité graphique que n’ont pas renié ses fils spirituels, les dessinateurs de Charlie Hebdo entre autres.

Ensemble, les caricaturistes écrivent une nouvelle page de l’histoire de l’affiche qui s’achève par « la guerre des crayons » : les affiches de la guerre de 1914-1918, instruments de propagande, concourent massivement à la mobilisation des ressources humaines et financières. « L’effort de guerre » s’étend jusqu’à la reconstruction en 1920. Il faut toute la ténacité des artistes incarnant ce « chaînon manquant » de l’histoire de l’affiche – des caricaturistes au talent et à la verve haute, pratiquant « l’argot plastique », selon la formule de Charles Baudelaire –, pour assurer le relai, maintenir l’équilibre entre la technique et l’art.

« Les cibles du dessin de presse, de Louis-Philippe à nos jours » par Guillaume Doizy

(…) Dans les années 1830, la radicalisation de La Caricature constitue une réponse satirique et comique au raidissement du pouvoir, qui multiplie saisies, procès, condamnations, emprisonnements. Jamais un roi en exercice n’avait et n’aura été brocardé avec une telle virulence par un journal conçu, imprimé et diffusé au cœur même de la capitale. Philipon pousse à ce point la désacralisation royale qu’il caricature l’entourage personnel du monarque, femme et enfant compris. Jamais un journal n’aura été autant saisi, poursuivi, condamné, résultat d’un équilibre précaire entre la liberté imposée par la rue en juillet 1830 et le conservatisme d’un pouvoir aux antipodes de cette liberté…

Albert Guillaume, « Je ne fume que le Nil », vers 1897
Lithographie couleur. Collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

Quid du lectorat ? Encore un paradoxe. La Caricature puis Le Charivari naissant (1832) ne dépassent pas un tirage de quelques milliers d’exemplaires, soit une diffusion très faible. Quant à L’Association mensuelle, qui doit permettre de payer les amendes en diffusant sur abonnement entre autres les fameuses lithographies Gargantua et Rue Transnonain d’Honoré Daumier, son rayonnement demeure plus faible encore. La pratique du rire en image s’adresse alors à une élite, une élite politisée, dotée d’un esprit gourmand et querelleur, mais une élite si restreinte que l’on se demande a posteriori comment le pouvoir a pu craindre de tels journaux. Mais il arrive parfois que la caricature se diffuse au-delà du strict lectorat et qu’elle aide alors à modifier les imaginaires politiques, à cristalliser les colères, à mobiliser les esprits. C’est ce qui advient avec la fameuse poire imaginée par Philipon lors d’un procès d’assises en 1831. Le pouvoir reproche alors au patron de presse d’avoir osé caricaturer Louis-Philippe. Pour se moquer de l’interdit qui protégerait la figure du monarque, Philipon propose une croquade en quatre étapes, visant à démontrer que, si la justice condamne la publication d’un portrait de Louis-Philippe, il faut qu’elle condamne la représentation d’une poire, puisque le visage du premier ressemble à la seconde. Les juges condamnent l’impertinent ami de Balzac, mais la croquade est largement diffusée pour payer les amendes. Autre conséquence de la démonstration : donner aux dessinateurs un substitut à la représentation du roi et, in fine, permettre à toute une génération de républicains de se moquer du pouvoir, des graffitis de poires apparaissant non seulement sur les murs de Paris mais également en province. Pour une fois, la cible réelle a prouvé par son attitude que les dessins qui la visaient l’avaient atteinte de plein fouet.
(…)

« Affiches et caricaturistes, les interférences du rire » par Daniel Grojnowski

De la caricature à l’affiche
(…)
Les libertés de réunion et de publication (lois du 29 juillet 1881) donnent lieu à une prolifération qui va d’innombrables feuillets aux quotidiens d’information et aux hebdomadaires grand public. Ces productions sont vendues par abonnement, à la criée ou dans des kiosques transformés en cornes d’abondance. Tout en succombant sous le nombre, les marchands, à grand renfort de pinces à linge, affichent des floraisons périodiques. Cette concurrence, du fait qu’elle vise à attirer le regard, provoque une transformation pour laquelle la caricature joue un rôle important.

Adrien Barrère, Affiche, « Mayol », 1908-1909
Lithographie couleur, 201 × 129 cm, collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

Alors que les quotidiens d’opinion manifestent leur sérieux par des unes dont les colonnes dispensent une austère grisaille, des hebdomadaires appâtent les passants par l’image et la couleur. Leurs stratégies sont diverses, mais elles imposent peu à peu des expressions efficaces. Du coup, une formule qui inscrit des petits tableaux ou des scènes de genre à la manière de Daumier laisse place à des formes plastiques qui occupent la pleine page. Elles en jaillissent pour prendre le passant à partie et en faire un lecteur, c’est-à-dire un client. Parmi les illustrateurs que rameutent les marchands de journaux, André Gill a servi de locomotive. Souvent imité par ses pairs, il a établi une relation fraternelle entre la caricature résolument engagée dans les luttes politiques et une publicité paisible que l’affiche offre à tous.
(…)

Politiques, satiriques, polémiques, les dessins d’André Gill attaquent en cherchant à intriguer, à provoquer la surprise et le sourire. Déjouant les censeurs, ils multiplient les sous-entendus, les métaphores, les allégories, les parodies ou les calembours visuels : pour célébrer la défaite électorale du parti bonapartiste, Marianne s’apprête à cuisiner en potée de choux deux candidats malheureux (« Il échoue ») ; en chimiste chevronné, Adolphe Thiers, derrière une grande éprouvette, concocte une « dissolution » de la Chambre des députés.

La principale innovation d’André Gill concerne les unes de ses magazines. Renforçant une pratique déjà courante (Diogène, Le Hanneton), il cadre sur elles un motif qui interpelle. Il le transfère à l’occasion sur une double page intérieure, afin qu’on puisse l’épingler au mur comme un placard (La Lune rousse) : sur l’arène d’un cirque, deux singes savants interprètent un numéro au cours duquel Darwin, dressé par Littré, crève le tambour des Erreurs, des Superstitions et de l’Ignorance. Ainsi élaborée, l’image confine au logogramme où s’incarne l’idée. Le procédé séduit et fait école, comme le montrent entre autres exemples les dénonciations de la censure : ici madame Anastasie s’arme d’une gigantesque paire de ciseaux ; là un rébus d’Alfred Le Petit représente un palmipède à collet monté, qui piétine la page d’un journal (« L’oie sur la presse »).

Eugène Ogé, Affiche, « Billards Brunswick », 1910
Lithographie couleur, 79 × 118 cm, collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

En 1868, l’épisode du Melon facétieux donne l’exemple d’une image choc qui restera longtemps inscrite dans les mémoires. Du fait que les charges contre les personnalités de l’Empire sont régulièrement réprimées, Gill décide d’éviter toute représentation « dangereuse ». Il exhibe en première page un magnifique melon qu’il a passionnément crayonné et colorié. Il le personnifie et y entaille une tranche, ce qui le rend quelque peu hébété. D’abord autorisé, le dessin, très vite jugé « obscène », est retiré de la vente. S’ensuit une polémique qui met les rieurs du côté de la caricature et qui en assure le succès. Car les républicains protestent sans être dupes. André Gill est l’ami de Gustave Courbet dont les nus – et particulièrement l’un d’eux (L’Origine du monde, 1866 : autre « gros plan ») – sont connus des initiés, serait-ce par ouï-dire. Ainsi peuvent-ils dénoncer l’esprit tendancieux de leurs adversaires tout en savourant une allusion particulièrement audacieuse : « Accusés… d’obscénité ! C’était raide.
(…)

« Les revues satiriques, laboratoire d’une esthétique fin de siècle » par Laurent Bihl

Typologie de la presse satirique
(…)
À tout seigneur tout honneur, commençons avec la satire politique : c’est la fonction première de l’hyperbole graphique, celle à laquelle on associe tout de suite le genre. Souvenons-nous des croquades du roi Louis-Philippe en poire par Philipon (1831), de la Rue Transnonain de Daumier (1834), ou encore des attaques de Gill contre Thiers après la Commune de Paris. Ces œuvres permettent d’ailleurs de différencier la charge qui caricature la personne d’avec l’œuvre réaliste (Rue Transnonain) dont la violence extrême vise à susciter l’indignation par une fonction de dévoilement. L’essor de la culture politique voit différents symboles (Marianne, la Vérité sortant du puits, les signes maçonniques, tant d’autres…) devenir les objets d’une rhétorique visuelle qui témoigne de l’engouement des différents types de public et de l’augmentation des tirages.

Victor Leneveu, Journal-affiche, « Musée des Horreurs, Le roi des porcs » (Émile Zola), n° 4, 1899
Collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

La vague boulangiste (1887-1889) et l’affaire Dreyfus (1894-1906) haussent la virulence au point de voir naître des titres spécialisés dans l’antisémitisme, l’anticléricalisme, l’anticapitalisme… Chaque chapelle politique s’enrichit d’un ou de plusieurs organes amicaux qui soutiennent la bannière de toute la violence graphique possible, y compris aux extrêmes. Citons parmi d’autres Les Temps nouveaux de Jean Grave ou La Feuille de Zo d’Axa, anarchistes, lorsque Le Triboulet affiche ses sympathies monarchistes. Ce bref aperçu permet de constater que la caricature ne vise pas seulement à la distraction. Le rire constitue une part essentielle de sa réception. Cela détermine le développement de toute une presse humoristique, qui fonctionne sur le registre comique, de la parodie au grotesque en passant par le gag, l’humour de situation ou les légendes. La Vie parisienne, Journal pour rire, Comica (pour ne citer qu’eux) : autant d’intitulés qui ne laissent aucun doute sur la ligne éditoriale. Les arts de la scène ne sont pas loin, du Boulevard à la farce. Nombre de dessins font écho à l’actualité théâtrale, comme La Caricature d’Albert Robida (1880-1904). Le passage au XXe siècle témoigne d’une spécialisation, avec des journaux qui se segmentent dans l’humour militaire, la grivoiserie ou le genre potache. On peut également parler d’un lectorat plus familial pour un journal comme Le Pêle-Mêle, dont la guerre de 14-18 vient briser le succès, où débutent Benjamin Rabier ou O’Galop (Marius Rossillon). Des feuilles à prétention avant-gardiste (Le Panurge, Le Fifre, Cocorico) alternent avec les organes de cabaret, dont le plus célèbre reste Le Chat noir de Rodolphe Salis. La loi de 1881 achève de rompre les digues de l’ordre moral conçu par les licteurs de la monarchie ou du Second Empire, pour l’explosion d’un genre composite que les lithographies de Grandville, Daumier, Cham ou Bertall annonçaient déjà : la caricature de mœurs.

Celle-ci prétend mettre le réel en spectacle, en mélangeant tous les registres, afin d’émouvoir, de scandaliser et/ou de faire rire. Son triomphe autour de 1900 témoigne d’une propension de la société républicaine à se célébrer elle-même. Des feuilles comme Le Courrier français (1884-1914) où œuvrent Forain et Willette, l’apparition de suppléments illustrés aux grands quotidiens comme Le Figaro (Forain encore ou Caran d’Ache), Gil Blas (qui accueille les splendides compositions de Steinlen ou de Paul Balluriau) sont autant de jalons d’une histoire par le visuel que commencent à décrypter les premiers spécialistes du genre (John Grand-Carteret).

Jules-Alexandre Grün, Affiche, « Le Sourire », 1900
Lithographie couleur, 124,5 × 89 cm, collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

Mais la plus grande réussite publique en la matière demeure l’extraordinaire succès du Rire à partir de 1894, dont les pages accueillent l’essentiel de l’univers satirique jusqu’en 1914. Cet hebdomadaire, aux belles couvertures polychromes marquant l’arrivée de la similigravure, publie le gratin de la caricature (de Jean-Louis Forain aux nouveaux venus que sont Jules Depaquit, Abel Faivre et Auguste Roubille) et même de l’affiche : Jules Chéret laisse peu à peu la place à une jeune garde incarnée par Sem ou Cappiello. Si Le Rire fait cohabiter la plupart des styles et des genres satiriques évoqués plus haut, il demeure destiné majoritairement à un public assez aisé et masculin. Souvent copié (Le Sourire en 1899), Le Rire trouve en L’Assiette au beurre (1901-1912) un alter ego plus esthétisant, bien que cette dernière se présente davantage comme une galerie socio-satirique du monde contemporain, dépourvue de texte.

L’indice le plus significatif de ce triomphe vers 1900 consiste à voir les quotidiens de la « grande » presse d’information accueillir peu à peu des caricatures, en plus de leurs suppléments illustrés. Cette tendance se radicalise encore lors du premier conflit mondial. Les lecteurs du Journal se régalent ainsi des compositions de Poulbot : une star du crayon pour une publication millionnaire en lecteurs, au moment même où l’artiste livre des affiches patriotiques amenées à rester célèbres.

Il faudrait également parler des lieux accueillant ces images… Kiosques, galeries, cafés mais aussi cabarets, jusqu’à des cirques comme Fernando (futur Médrano), espace « total » de l’image populaire où se répondent affiches, caricatures et numéros de clowns ou de cavaliers, inspirés des compositions sur papier.
(…)

« La compétition 1900-1914, des années de contraste » par Réjane Bargiel

Les atouts des caricaturistes
(…)
L’esprit et le crayon en éveil, le caricaturiste gravite dans divers cercles artistiques, littéraires et politiques, fréquentant autant Montmartre que le boulevard, les barrières que la très chic promenade du bois de Boulogne. Il met en pratique dans l’affiche sa riche expérience d’observateur professionnel, qui en fait un sociologue avant la lettre, au fait de tout ce qui est dans l’air du temps, de ce qui plaît : depuis toujours l’affiche se nourrit de l’innovation dans tous les domaines, esthétique, sociétal ou technique. L’auteur de caricatures a l’habitude de pointer les sujets sensibles de la société, de la politique, de la religion, ne craignant pas de ferrailler, parlant fort d’un trait puissant et de couleurs violentes. Il suscite l’adhésion ou le rejet, la polémique, voire la censure, dans tous les cas déclenche l’intérêt, la curiosité, surprenant, séduisant, toutes réactions transposables à l’affiche. En témoigne le succès des illustrations ou des albums non publicitaires de Sem ou d’Adrien Barrère, par exemple, dont les planches de caricatures des professeurs de la faculté de médecine ont été tirées à des dizaines de milliers d’exemplaires en 1903, avant qu’il ne se consacre à l’affiche.

Le changement de support s’accompagne d’un changement d’échelle, mais le passage de la page au mur ne trouble pas le caricaturiste qui sait maîtriser l’espace qui lui est imparti dans le journal. Si, comme l’énonce Octave-Jacques Gérin, « le mur a donc une clientèle tout comme le journal », le passage se fait assez naturellement.

Leonetto Cappiello, Affiche, « Macaronis Ferrari Opéra Paris », 1904
Lithographie couleur, 118 × 159 cm, collections du musée des Arts décoratifs
© MAD / photo : Jean Tholance

La taille des affiches augmente. Le long des voies de chemin de fer, le réseau des énormes panneaux d’affichage s’étend, si bien que les affiches doivent pouvoir être lues de loin. De la gare, l’affiche est repoussée sur les quais, puis le long des voies, à bonne distance pour être perçue. De même, la taille des panneaux du métropolitain – qui compensent la perte de l’affichage de surface –, vendus d’abord par quart et par demi, puis entiers, nécessite des affiches toujours plus grandes. Si l’investissement reste conséquent, l’affichage souterrain bénéficie de la propreté et d’une bonne conservation par comparaison avec les dégradations engendrées par la rue. L’affichage urbain devient un sujet de réflexion et d’étude ; l’effort et les soins apportés à la conception trouvent un prolongement sur le mur. Par exemple, pour éviter la promiscuité qui annulerait l’effet de l’affiche, il est recommandé de faire apposer par l’afficheur des bandes de papier unies contrastées qui encadrent l’affiche et l’isolent des autres, la faisant ressortir et gagner en lisibilité. De même, la pratique de l’affichage en série crée une masse visuellement rythmée qui décuple l’effet de chaque affiche et lui confère, par la répétition, un effet d’obsession. Cette réflexion sur la qualité de l’affichage et le rôle de l’affichiste, amorcée dès 1911-1912, se poursuivra après guerre sous l’impulsion de la nouvelle génération participant à l’Union des artistes modernes, entre autres. Ensemble, les caricaturistes écrivent une nouvelle page de l’histoire de l’affiche qui s’achève par « la guerre des crayons » : les affiches de la guerre de 1914-1918, instruments de propagande destinée aux civils et d’appel à la solidarité, concourent massivement à la mobilisation des ressources humaines et financières. L’effort de guerre s’étend jusqu’à la reconstruction en 1920. Il faut toute la ténacité des artistes incarnant ce « chaînon manquant » de l’histoire de l’affiche – des caricaturistes au talent et à la verve haute, pratiquant « l’argot plastique », selon la formule de Charles Baudelaire –, pour assurer le relais, maintenir l’équilibre entre la technique et l’art, conserver à l’affiche ce qui a fait sa force et résister à l’influence anglo-saxonne cherchant à s’imposer violemment dans le paysage artistique français, ainsi que le pressent Cappiello en 1912.

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