Les frises oubliées de Vélez Blanco

du 8 décembre 1999 au 12 mars 2000

Historique du château de Vélez Blanco et de la famille Fajardo
Le premier propriétaire du château de Vélez Blanco fut Don Pedro Fajardo y Chacón, fils de Juan Chacón, contrôleur général de Castille, et de Doña Lerisa Fjardo dont la famille gouverna l’ancien royaume moresque de Murcie, l’une des plus riches provinces de l’Espagne chrétienne sous le règne de Ferdinand II d’Aragon et Isabelle la Catholique.

Situé entre le port de Carthagène et celui d’Alméria, le château est construit entre 1506 et 1515 sur les fondations d’une ancienne forteresse maure, et imite la prestigieuse résidence de Cuellear (près de Ségovie) résidence du duc d’Albuquerque. L’âge d’or de la ville de Vélez Blanco prend fin avec la mort du troisième marquis de Vélez, en 1579. A la fin du xvie siècle, les Fajardo abandonnent Vélez Blanco pour Mula et Madrid, tout en conservant des liens avec l’alcade de la ville. Le château devint alors un lieu de plaisir propice aux séjours d’été et aux parties de chasse. Lorsque la famille Fajardo s’éteignit à la fin du xviie siècle, le château fut habité occasionnellement, puis abondonné au xixe siècle à la suite de l’invasion française.

Le désintérêt des derniers propriétaires a entraîné la chute de la ville de Vélez Blanco, jadis riche et puissante. Les descendants de cette famille achevèrent le démantèlement de ce château vers la fin du xixe siècle.

En 1903, un antiquaire parisien, J. Goldberg, achète les dix frises en bois sculpté ornant les deux salles du château puis le patio un an plus tard. La même année, Emile Peyre fait l’acquisition de ces frises et peu de temps avant 1913, l’Américain George Blumenthal celle du patio.

L’extérieur du château, tel que nous le voyons aujourd’hui, offre l’aspect d’une forteresse médiévale. En revanche, le patio, légué par George Blumenthal au Metropolitan Museum of New York en 1945 (remonté en 1964) est une sorte de galerie ouverte sur deux étages de pur style Renaissance. Sur le mur sud de ce patio, se trouvait l’entrée principale. Un escalier en marbre menait au premier étage où une porte somptueuse, également en marbre, conduisait aux salles de réception : el salón del Triunfo et el Salón de la MitologÍa. C’est à l’intérieur de ces deux salles, à la limite du plafond et des murs, que se situaient les dix frises du Musée des Arts Décoratifs.

En avril 1998, sept des dix frises provenant du château de Vélez Blanco nous sont confiées pour restauration. A cette date, la totalité des reliefs étaient déposés dans les réserves du Musée des Arts Décoratifs, à Mantes-la-Jolie. Les trois derniers, trop la-cunaires pour être exposés, ne font pas l’objet du présent article et sont aujourd’hui encore conservés en l’état, dans les réserves.

Chacune des frises que nous avons pu examiner, était clouée et vissée dans une caisse en bois datant probablement du transfert des œuvres de l’Espagne vers la France au moment de la vente. L’ensemble, relief et caisse, avait encore été placé dans des emballages plus récents pour leur déplacement vers les réserves.

Le format inusité et le poids de chaque ensemble se révèle immédiatement problématique et les locaux ne permettent ni d’étaler, ni même d’ouvrir simultanément toutes les boîtes pour examen. Contrairement au protocole habituel d’observation avant intervention, il nous faut donc d’abord trouver un moyen d’accéder aux reliefs et de les manipuler avant d’envisager une quelconque restauration.

La nécessité d’éliminer les boîtes nous met face à des objets très fragiles par manque de structure portante. Nous avons donc conçu, d’entrée de jeu, de nouveaux supports plus maniables : des civières en tubes d’aluminium soudés, recouvertes de panneaux de contreplaqué rivetés sont réalisées. Ce sont des structures rigides, légères, peu coûteuses, empilables (reliefs inclus) par l’adjonction de pieds amovibles. Elles permettent à quatre personnes de déplacer les reliefs, par l’ajout de brancards à leurs extrémités.

Dégagés de leurs boîtes, ils sont posés, protégés et sanglés sur ces structures en vue du transport à l’atelier. Lors de cette opération, chaque frise est examinée pour la première fois, et nous commençons à constituer une documentation. Les éléments cassés sont localisés et stockés à part.

Description technique des bas-reliefs
La description qui suit est une synthèse des informations recueillies tout au long de la restauration.

Chaque relief est sculpté dans deux planches jointives de pin sylvestre de cinq à six mètres de long et d’environ 40 cm de large. Leur épaisseur maximum est de 10 cm. Au revers, les traces de sciage ou de corroyage à l’herminette sont visibles. Lors de leur fabrication, les planches des reliefs ont été juxtaposées chant contre chant, à plat, pour une première ébauche sculptée. Elles ont été ensuite assemblées par collage et clouage.

La sculpture est alors aboutie. Des flipots ont été glissés et collés dans les ouvertures des planches, fentes ou cassures. Tout est taillé dans la masse sans aucune pièce rapportée. Dans les zones où le fond, trop mince, est défoncé accidentellement, des feuilles de maïs (?) ont été collées au revers pour masquer les trous. Le poids moyen d’un relief achevé est d’environ 150 kg.

Ces données techniques sont quasi identiques pour les trois reliefs d’Hercule et les quatre Triomphes de César examinés. L’habileté des sculpteurs, le rendu des volumes, le choix des outils relèvent pour les deux séries, de la même compétence. En revanche, l’approche stylistique ouvre davantage de perspectives dans ce domaine.

L’étude stratigraphique confirme également l’unité de facture, puisque tous les reliefs présentent le même traitement de finition. Sur certains personnages, les prunelles des yeux sont rehaussées de noir. Mais ces rehauts ne sont pas systématiquement exécutés sur les figures principales, et ne découlent apparemment pas d’une logique narrative. On trouve des traces d’un encol-lage de finition sur l’ensemble.

Une couche d’impression blanche résiduelle est présente sur les deux séries. Cette couche n’est pas originale, puisqu’elle est appliquée sur des cassures. Une seconde couche blanche a été relevée sur la vie d’Hercule, qui n’apparaît pas sur les Triomphes de César.

Interprétations historiques des données techniques
L’utilisation du pin sylvestre, essence locale, confirme que ces frises furent réalisées sur place. Les reliefs portent des traces de leur système d’accrochage original. La terrasse des reliefs reposait sur une base en bois : des marques de clous sur le chant signalent qu’un premier ancrage était effectué à ce niveau. D’autres pointes forgées étaient plantées directement par la face dans le mur. Enfin, l’épaulement supérieur observé systématiquement sur chaque relief laisse supposer qu’ils étaient maintenus en partie haute dans l’ensemble décoratif du lieu qu’ils ornaient.

La composition des couches blanches sur les reliefs s’apparente à celle des badigeons couramment appliqués sur les murs. Dans la mesure où les reliefs illustrant la vie d’Hercule présentent une couche de blanc supplémentaire, on peut en déduire que les deux séries étaient accrochées dans deux salles différentes, ce qu’attestent, d’ailleurs, les archives consultées par Monique Blanc. On ne relève pas trace sur les reliefs de restaurations importantes ou de transformations du système d’accrochage. Par conséquent, depuis leur création jusqu’au xixe siècle, les frises n’ont pas quitté leur place d’origine. Au moment du démembrement du château, les frises ont été mises en caisse où elles sont restées jusqu’en 1998. Il est exceptionnel de trouver un ensemble de cette ampleur et d’une telle qualité aussi peu modifié.

Restauration
Compte tenu des caractéristiques techniques des reliefs (poids, longueur, épaisseur des sculptures très variable), ces œuvres sont dans un état remarquable. En revanche, si l’on considère leur état de conservation actuel, elles sont assez fortement dégradées : il existe des lacunes importantes, des éléments cassés, des clivages et des déformations des fonds. Ces reliefs ont subi au cours du temps des attaques fongiques et xylophages variées et l’on relève des traces nombreuses de pourriture cubique et de moisissures, ainsi que des trous d’envol de tailles diverses. On observe en outre, un très fort encrassement et un empoussièrement général. Le choix d’une restauration conservatoire nous a conduit à choisir des modes de travail aussi peu interventionnistes que possible.

Les reliefs avaient été gazés au bromure de méthyle pour traitement anti-xylophages lors de leur mise en réserve. Nous n’avons pas remarqué d’attaques récentes.

Les tests ont permis de constater que le bois réagissait fortement à tout solvant hormis l’eau (auréoles, taches, etc.). Nos choix de traitement ont donc été guidés par cette observation. Le nettoyage s’est fait exclusivement à l’eau, additionnée d’un peu de méthylcellulose afin d’en limiter la pénétration. La désinfection au Vitalub (ammonium quaternaire) s’est faite également en phase aqueuse.

Pour la consolidation toutefois, nous avons dû utiliser un consolidant acrylique dilué dans le White Spirit dans les zones les plus vermoulues. Les collages ont été réalisés à la colle vinylique, et les remises en place des fonds déformés par mise sous presse des bois après humidification.

Dans certaines des zones fragilisées par l’attaque des insectes, des bouchages se sont avérés nécessaires. Ils ont pour fonction une consolidation mécanique, mais ne sont pas destinés à restituer des volumes définitivement disparus. Des flipots de balsa ont été placés dans les clivages trop importants pour être réduits. La retouche a été faite à l’aquarelle. Le bois, après restauration, a un aspect très « sec », mat, qui perturbe la lecture des détails. Puisqu’à l’origine le bois était légèrement encollé, nous avons décidé d’appliquer une couche de protection sur les reliefs nettoyés et avons choisi une gélatine à 5%. Le bois est ainsi protégé et l’état de surface rendu plus homogène. Nous retrouvons ainsi un aspect satiné, proche de la finition d’origine.

Présentation définitive
Si les structures portantes décrites plus haut ont été au départ conçues pour le transport et la restauration, il s’est vite avéré qu’elles pouvaient également être adaptées à une présentation définitive et donc verticale. Ainsi, moindre coût et bonne conservation des œuvres faisaient pour une fois « bon ménage ». La poutre sur laquelle nous avons placé les reliefs évoque la disposition d’origine.

Tout les reliefs présentent une terrasse en bas de la planche inférieure. Lorsque que l’on pose cette planche sur la poutre en l’adossant à la structure portante, elle s’équilibre d’elle-même et peut recevoir, posée chant contre chant, la planche supérieure. Le joint central est alors acceptable et la continuité de l’ensemble des reliefs ainsi reconstituée.

La principale difficulté consiste donc à solida-riser de façon correcte sculpture et structure, en tenant compte du jeu normal du bois, de la fragilité et du poids de l’ensemble et des manipulations que requiert la présentation pour l’exposition et les déplacements ultérieurs.

Afin d’éviter toute méthode de fixation par perçage ou vissage dans l’œuvre originale, le principe de taquets collés au revers sur les parties les plus planes et les moins fragiles a été adopté. Ces taquets, munis d’une tige filetée, s’insèrent dans des trous circulaires ménagés dans le contre plaqué. Ils retiennent les reliefs adossés à la structure à l’aide de rondelles et d’un écrou.

Ce système a, en outre, l’avantage de réduire les déformations des planches. Chaque revers des reliefs comporte désormais une trentaine de points de fixation qui la maintient adossée verticalement à la structure posée. Cette méthode permet un montage et démontage aisé des reliefs. Malgré cette nouvelle présentation qui les protège, une certaine difficulté de manipulation de ces œuvres demeure en raison de leur poids et de leur fragilité.

Conclusion
Pendant dix-huit mois, les reliefs de Vélez Blanco ont séjourné dans notre atelier. Au cours de cette restauration, notre émerveil-lement devant la qualité technique et la virtuosité de ces sculptures ne s’est jamais démenti. A chaque fois, malgré de multiples et pesantes manipulations, au long des travaux de dépoussiérage, de nettoyage, de consoli-dation, de collage, de bouchage, de retouche et d’installation, nous avons apprécié la fraîcheur, le goût du détail et l’humour des scènes. Pourtant, c’est lorque nous avons pu, en dernière étape, les présenter verticalement que nous avons pu enfin goûter, presque en un clin d’œil, à la reconstruction de leur harmonie initiale. C’est donc la moindre des choses, même cinq siècles après, que soient remerciés ici les sculpteurs encore anonymes de Vélez Blanco et ceux qui, plus près de nous, ont permis cette rencontre.

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