Au lendemain de l’Exposition universelle de Londres en 1851, les intellectuels et les artistes français s’inquiètent de la concurrence des pays voisins, en particulier de la Grande-Bretagne, dans un contexte d’internationalisation du marché. Le traité de libre-échange franco-britannique est signé quelques années plus tard, en 1860. De cette angoisse, au fondement même de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie1 , naît un mouvement en faveur de l’enseignement des arts appliqués et du dessin, considéré comme le moyen le plus efficace pour élever la qualité de la production et ainsi soutenir la compétitivité. La question de la transmission des savoir-faire est donc, dès 1852, l’objet de réflexions, de débats et d’écrits. Si le contexte a évolué, elle demeure au cœur des missions de l’institution, pour le partage, l’ouverture d’esprit, les approches transversales, le plaisir des découvertes et la diffusion des savoirs.

1Le traité n’a pourtant pas été, de manière globale, défavorable à la France. Ces angoisses révèlent avant tout l’esprit protectionniste des industriels français à l’époque. Voir Gabrielle Cadier-Rey, « Les conséquences du traité de 1860 sur le commerce franco-britannique », Histoire, économie et société, 1988, n°3, p. 355-380.

Un collège des beaux-arts appliqués à l’industrie

En 1848, l’ornemaniste Jean-Jacques Feuchère adresse au ministre du Commerce un « Projet d’établissements d’écoles d’art industriel1 ». Il est suivi par le peintre et décorateur Pierre-Adrien Chabal-Dussurgey qui formule, dans l’un des textes présentés à l’empereur par le Comité central des artistes et des artistes industriels en 1852, un projet d’« École centrale spéciale des arts industriels2 ». L’idée est reprise en 1866 par l’architecte Gabriel Davioud et par le sculpteur Jules Klagmann, dans un rapport intitulé « Projet de collège des beaux-arts appliqués à l’industrie3 ». Appuyé par le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy et conçu comme une annexe de l’Union centrale, le collège n’ouvre cependant jamais ses portes : la guerre de 1870, les difficultés financières et l’attentisme de l’État sur la question, ont raison de ces initiatives.

La transmission est pourtant un point essentiel des statuts rédigés en 1864 puisqu’elle est évoquée dès le préambule : « L’école centrale procure des ingénieurs à toutes les grandes entreprises ; les écoles de dessin fourniraient des artistes à toutes nos fabrications. Il y a à Paris un Conservatoire des arts et métiers, un Conservatoire de musique et de déclamation, pourquoi n’y aurait-il pas un Conservatoire-musée d’art et de dessin appliqués à l’industrie4 ? » Pour pallier cette lacune, en plus du musée, des expositions et de la bibliothèque, l’Union crée « des cours spéciaux, des lectures et des conférences publiques ayant un rapport à l’art appliqué, et des entretiens familiers de nature à propager les connaissances les plus essentielles à l’artiste et à l’ouvrier qui veulent unir le beau à l’utile ; des concours entre les artistes français et entre les diverses écoles de dessin et de sculpture de Paris et des départements…5 »

Les conférences sont inaugurées dès mars 1864. Le Bulletin de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, publié à partir de 1874, puis la Revue des arts décoratifs, parue entre de 1880 et 1902, soutiennent également les ambitions édificatrices de l’institution en diffusant les savoirs des historiens de l’art et des conservateurs de musée, en commentant l’actualité, les expositions et en relayant les acquisitions. L’ouverture des expositions à tous les praticiens, professionnels ou élèves, constitue l’autre levier pédagogique de l’Union centrale. Afin de stimuler la créativité, dès la deuxième exposition de la Société du progrès de l’art industriel en 1863, des écoles de tout le pays sont invitées à présenter les travaux de leurs étudiants. Des concours aux sujets variés leur sont même ouverts et leur permettent de se confronter aux décorateurs et aux artistes confirmés. Ces derniers l’emportent cependant souvent, comme René Lalique qui remporte le deuxième prix au concours d’orfèvrerie de 1893 pour un modèle de calice Fleurs de chardon.

Si l’Union centrale ne parvient pas à établir un collège des beaux-arts appliqués à l’industrie, elle met en place des lieux de formation comme l’école du Comité des dames en 1895. En 1944, le Centre d’art et de techniques est fondé à l’initiative des décorateurs Henri Jansen, André Carlhian et Dominique (André Domin et Marcel Genevière). Il délivre un diplôme de décorateur-ensemblier. Hébergé à son ouverture dans le Musée Nissim de Camondo, il est ensuite rebaptisé École Camondo et plus tard transféré au boulevard Raspail. L’établissement a formé à la décoration et au design Geneviève Pons, Pierre Paulin, Jean-François Wilmotte ou encore Philippe Starck. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, l’Union centrale s’adresse également à un public plus large grâce à ses ateliers pédagogiques. Dès 1951, par l’intermédiaire d’un service éducatif, qui ne cesse de s’ouvrir à toutes les tranches d’âge, et avec l’aide de personnalités extérieures comme l’illustrateur Pierre Belvès, le musée s’attache à diffuser l’histoire et la pratique des arts décoratifs. Ces missions se poursuivent aujourd’hui grâce au service des publics et aux Ateliers du Carrousel.

1Il ne sera publié qu’en 1861 dans les colonnes de L’Art du XIXe siècle.

2Comité central des artistes et des artistes industriels, Placet et mémoires relatifs à la question des beaux-arts appliqués à l’industrie, présentés le 15 novembre 1852 à son altesse impériale Monsieur le Prince Louis-Napoléon, président de la République française par les artistes industriels, Paris, À la librairie scientifique et industrielle de Mme Vve Mathias, 1852.

3Projet de collège des beaux-arts appliqués à l’industrie, rapport de la commission consultative de l’Union centrale des arts appliqués à l’industrie, Paris, Seringe frères, 1866.

4Il s’agit du troisième point du préambule des statuts.

5Article 2 des statuts.

Recueils, échantillons, modèles : un répertoire de formes et de motifs accessible à tous

Dans la description qu’il fait du musée et de la bibliothèque au lendemain de leur ouverture au public en 1864, Philippe Burty écrit : « la troisième salle renferme les livres, les recueils de gravures et d’ornements ; des plâtres moulés, et particulièrement des collections d’échantillons du plus haut intérêt : on peut y lire des yeux et de la main, en quelques instants, l’histoire de la tapisserie, du papier peint, du châle français, des étoffes de tentures, etc. Ces recueils sont d’une valeur inestimable, en tant que matériaux précis et termes de comparaison1 ». La variété de ce matériel à la disposition des artisans et des ouvriers constitue une richesse inédite et, au cours de la première décennie, la moyenne mensuelle de fréquentation s’élève à 490 « travailleurs », dont 157 en journée et 333 en soirée2. Les artistes et décorateurs ne s’y trompent pas et offrent les éléments nécessaires à la transmission de leur savoir-faire, participant à la constitution d’un « recueil méthodique d’ornements », pour reprendre le terme d’Alfred de Champeaux, directeur de la bibliothèque à partir de 18773. L’Union centrale acquiert ainsi par dons, ou lors de ventes aux enchères, de nombreux dessins d’ornements de ses différents membres fondateurs – tels Édouard Guichard, Jules Klagmann, Charles-Ernest Clerget, Pierre-Adrien Chabal-Dussurgey –, des albums d’échantillons de papiers peints comme ceux de Victor Poterlet et de Jules Turquetil, des modèles pour la manufacture de Jouy ou encore des estampages de meubles. Pour le musée, des copies de médaillons du château de Blois réalisées par le céramiste Jules Loebnitz sont achetées en 1884. L’orfèvre Paul Grandhomme offre en 1890 un cadre montrant les six phases de la fabrication d’un émail sur cuivre. Ce phénomène perdure : Fontaine et Cie donne par exemple en 1929 un ensemble de panneaux de serrurerie et poignées de porte réalisé en collaboration avec Gaston Le Bourgois, Sue et Mare ou Maurice Dufrêne. À travers la variété de ces œuvres transparaît une même volonté d’embrasser les arts décoratifs dans leur définition la plus large, du produit utilitaire à l’objet d’art, quelles que soient la matière et la technique.

Ci-dessous deux albums à feuilleter.

de la page 1 à la page 7 :

Recueil de dessins, Les Épaves des temps passés. Mes Originaux
Édouard Guichard
Seconde moitié du XIXe siècle
Gravures contrecollées sur papier

de la page 8 à la page 57 :

Album d’échantillons de papier peint
Jules Turquetil
Vers 1882
Papier peint
Reversement de la Bibliothèque du MAD, 2010
inv. HH1811

1La Presse, 21 septembre 1864.

2Bibliothèque du MAD, archives A 1 / 1, note non signée, 1874.

3Alfred de Champeaux, « La bibliothèque de l’Union centrale des arts décoratifs », Revue des arts décoratifs, 1886, p. 348.

La formation par la reproduction de chefs-d’œuvre : le moulage, la photographie, la galvanoplastie

Puisqu’elle ne parvient pas à obtenir de l’État la mise en place de l’enseignement des arts appliqués, l’Union oriente sa politique vers la mise en place d’outils nécessaires aux ouvriers et aux artisans. Sous la direction d’Antonin Proust, président entre 1880 et 1890 et fervent défenseur de la vocation pédagogique du musée, sont créés l’atelier de moulage et le laboratoire de photographie. Les deux structures ont un seul but : diffuser largement une sélection d’œuvres de différentes époques et aires géographiques qui ont valeur de modèle selon le comité de sélection1. L’atelier de moulage fonctionne de 1883 à 1901. Ses reproductions sont à la fois visibles au musée, dans les écoles qui peuvent en faire la commande ou en recevoir le dépôt, et les musées européens comme le Österreichischen Museum für Kunst und Industrie de Vienne, le Kunstgewerbemuseum de Berlin ou le South Kensington Museum de Londres2, avec lesquels sont opérés des échanges.

La présence de la photographie au sein de l’Union centrale n’est pas un fait nouveau lorsque le laboratoire est créé en 1883. En effet, dès 1861, les photographes ont été invités à participer à l’exposition des arts industriels. La technique est alors considérée comme l’un des vecteurs les plus efficaces pour l’enseignement et la vulgarisation. Le laboratoire propose des portefeuilles reproduisant des œuvres du musée et d’autres collections à Paris ou à l’étranger. Afin de trouver des procédés adéquats et de qualité, l’Union centrale consulte des spécialistes comme Alfred Mieusement ou Léon Vidal. La quête de nouveaux outils pédagogiques explique de même le choix de la galvanoplastie pour reproduire certaines œuvres phares à partir de 1884, avec l’aide de Christofle et Cie. D’autres pièces sont également acquises auprès du South Kensington Museum et réalisées par Elkington & Co. L’ensemble sera présenté à l’exposition des industries d’art en 1887. Si le président Georges Berger ne souhaite pas poursuivre la politique de production lancée par Proust, son prédécesseur, il accepte néanmoins la proposition faite par Christofle en 1907 pour argenter la collection des pièces de Jean-Baptiste-Claude Odiot afin de leur donner leur « caractère véritable ». Le beau et l’utile rencontrent l’histoire.

1Évelyne Possémé, « La politique de reproduction à l’Union centrale des arts décoratifs au XIXe siècle », in Chantal Georgel (dir.), La Jeunesse des musées. Les musées en France au XIXe siècle, Paris, éditions de la Réunion des musées nationaux, 1994, p. 77-82.

2Bibliothèque du MAD, archives, D4 / 65 à 67.

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