Martin Szekely a passé le confinement à Paris. Quelques mois auparavant, face à la situation devant laquelle il se trouvait, il avait commencé l’écriture d’un petit texte sur la raréfaction des entreprises avec lesquelles il travaille ; le confinement lui a permis de poursuivre cette réflexion qu’il nous livre aujourd’hui.

CRAFTECH : néologisme et mot valise qui définit l’approche tout à la fois artisanale et technologique des entreprises avec lesquelles je travaille. À la tête de celles-ci, des artisans au savoir traditionnel auquel s’est ajouté dans les années 1990-2000 un nouveau savoir fondé sur la programmation des machines à commande numérique, ou bien de jeunes ingénieurs en prise directe avec la pratique numérique dans leurs propres ateliers.

À l’instar des images 3d, les objets produits grâce à ce nouvel outil polyvalent sont empreints d’une précision jamais égalée par les machines traditionnelles et les outils manuels. Les aléas sont générés presque exclusivement par la dilatation ou le retrait des matériaux employés et non plus par le coup de main particulier de celui qui agit. Par exemple, le bois reste un matériau vivant toujours soumis à l’hygrométrie ambiante, tandis que la machine à commande numérique taille, perce, profile, dépose, avec constance et précision sans fatiguer.

L’artisan craftech projette l’ouvrage à réaliser dans ses moindres détails, comme le dessinateur le faisait auparavant, à l’aide de logiciels de dessin et non plus par traçage au crayon et à la pointe sur le matériau final. Cette projection ou programmation sur écran, qui s’apparente au dessin comme on l’entend depuis la nuit des temps, va dorénavant guider la machine numérique sans que l’artisan ne touche le matériau, à l’exception des finitions dites « main ». De ce nouvel enchaînement de procédures sont générés des objets nouveaux empreints d’une qualité géométrique quasi abstraite. Il suffit de constater la difficulté à reconnaître la différence entre l’image 3d d’un objet, et la photo de ce même objet réalisé à l’aide de la machine à commande numérique programmée.

Ces logiciels et machines, outils high-tech par excellence, ne sont plus réservés exclusivement à l’industrie. C’est comme cela que j’ai pu développer depuis plus de vingt ans des projets à connotation industrielle dans leurs formes et leurs finis mais contre toute attente, réalisés par des hommes et des femmes au sein de petites et moyennes entreprises craftech.

Concomitamment à cette véritable révolution dans l’approche de la conception et la fabrication, un autre bouleversement est advenu : dans le passé, sauf exception, les objets étaient soit mono-matière (terre, cuir, bois, pierre…), soit faits de matériaux juxtaposés ou assemblés. Ces dernières années a eu lieu l’avènement de la colle, (des colles tant elles sont nombreuses et toutes appliquées à une situation particulière) ce qui a permis d’envisager des matériaux sandwich dits « matériaux composites » (fibre de carbone et résine, béton fibré, latté de bambou, sandwich de nid d’abeilles et pierre…). Un matériau composite surpasse en solidité la résistance de chacun de ses composants pris isolément. De leur cohésion résulte un nouveau matériau, pourvu de nouvelles qualités. Cela revient à envisager une infinité de possibilités pour chacun des cas. Ainsi, nous pouvons penser, voire constituer le matériau en fonction de l’objet à réaliser, et non plus adapter l’objet au matériau existant, ce qui modifie en profondeur l’approche du projet tant pour son auteur que pour son réalisateur.

Les artisans craftech ne sont plus affiliés au seul matériau qui définit le métier dont ils sont issus, par exemple, le bois pour le menuisier, le fer pour le ferronnier, le cuir pour le bourrelier ou la pierre pour le marbrier… Le menuisier travaille le bois comme il se doit mais également, l’aluminium, les résines, le liège… tout comme le marbrier qui aménage des avions avec de la pierre allégée ou flottante dans d’autres circonstances ! Il existe également des artisans qui ont suivi l’enseignement de l’ingénieur, qui ne sont plus issus d’un métier traditionnel identifié et travaillent au sein d’un même atelier avec une multitude de matériaux : le bois, le liège, le plâtre, les résines, l’aluminium, les plastiques, le béton… Ce qui les définit n’est plus le matériau mais leur approche transversale des métiers, envisagée essentiellement grâce à l’outil numérique omniprésent, leur ouverture d’esprit et capacité à entreprendre.

Les décideurs politiques, ceux dont on attend qu’ils abondent, à travers des décisions et des lois dans le sens des nouveaux acteurs de l’artisanat en France, ne semblent rien savoir de ces bouleversements professionnels. Pour eux, il existe d’un côté l’artisanat d’art traditionnel idéalisé et de l’autre l’industrie, chimère trop peu visitée. Quant aux nouvelles technologies, proprement dites, elles sont, dans leur esprit, l’apanage de l’industrie de pointe ou des start-up mais jamais en rapport avec l’artisanat.

Mon travail est encore entre les mains de ces petites entreprises dédiées aux petits ouvrages complexes. En l’espace de deux décennies, j’ai été témoin de leur raréfaction. Certaines sont rachetées par de plus grosses qu’elles et fatalement leur savoir se perd compte tenu des nouveaux objectifs exclusivement comptables du repreneur. D’autres ne sont pas reprises tant il est difficile pour un jeune de s’engager dans l’achat d’une entreprise sans apport et pis encore, l’enseignement de ces métiers qualifiés de manuels ou du « faire » est généralement dévalorisé ou épisodiquement soutenu à l’occasion d’une émission de radio ou d’un prix.

De riches américains font réaliser via leur architecte des aménagements mobiliers en Europe et notamment en France et en Italie. Il est un fait qu’aux États-Unis, ces ouvrages ne sauraient voir le jour compte tenu du manque de compétences, pour l’essentiel perdues, à de rares exceptions près et dans des domaines particuliers comme la fonderie toujours bien vivante dans ce pays.

Cette note est le constat d’une situation vécue que je vous transmets en l’état. Saurez-vous quoi en faire afin que ce monde du « faire et de culture » incarné par des personnes savantes, investies et passionnées, puisse croître ? Il en va de la connaissance en la matière et de son avenir et cela concerne tout un chacun me semble-t-il.

Martin Szekely
Octobre 2019-Mars 2020

Martin Szekely spent the duration of the confinement in Paris. A few months earlier, in response to his own situation, he had begun writing a short text on the dwindling number of businesses with which he was working. The confinement allowed him to pursue this reflection, presented here today.

CRAFTECH : a neologism and a portmanteau that defines the approach, both artisanal and technological, of the companies with which I work. Heading these companies are artisans with traditional expertise who complemented their skills in the 1990s-2000s with a new knowledge in programming digitally controlled machines, or young engineers in direct contact with digital practices in their own studios.

Like 3D images, the objects produced using this new, polyvalent tool are marked by a precision that has never been achieved with traditional machines and hand tools. Inconsistencies are generated almost exclusively through the expansion or removal of the materials used, and no longer through the manual gestures of the person operating the technology. For example, wood remains a living material, susceptible to atmospheric humidity, while the digitally controlled machine carves, pierces, profiles, and deposits with tireless constancy and precision.

The craftech artisan projects the piece to be made down to the smallest detail, as the draughtsman did before, with the help of drawing software, rather than tracing it with a pencil or a sharp tool on the final material. This projection or programming on the screen, which people have always claimed is similar to drawing, is now used to guide the digital machine without the artisan touching the material, except for any so-called “hand” finishing. This new chain of procedures generates a new type of object marked by an almost abstract, geometric quality. It is hard to recognize the difference between the 3D image of an object and a photo of the same object made using a digitally controlled machine.

This software and machinery, high-tech tools par excellence, are no longer reserved exclusively for industry. This is how, for over twenty years, I have been able to develop projects with industrial connotations in their forms and finishes, but made, unexpectedly, by men and women working within small and medium-sized craftech companies.

Concomitant to this real revolution in the approach to design and fabrication, another monumental change has occurred : in the past, without exception, objects were either made of a single material (clay, leather, wood, stone, etc.) or else made by juxtaposing or assembled materials. Recent years have seen the advent of glues (as many glues as there are particular situations), which have allowed for the development of sandwich materials known as “composite materials” (carbon fiber and resin, fiber concrete, bamboo slats, sandwiches of honeycomb and stone, etc.). A composite material is superior in solidity and resistance to each of its components taken in isolation. From their cohesion results a new material with new qualities. This allows us to envisage infinite possibilities for every case. Thus, we can think about – or even compose – the material according to the object being made, rather than adapting the object to existing materials, which profoundly changes the approach to the project, both for its designer and its maker.

The craftech artisans are no longer affiliated to a single material that defines their craft – for example, wood for the cabinetmaker, iron for the blacksmith, leather for the saddler or marble for the stone worker. The cabinetmaker works in wood as he must, but also in aluminum, resins or cork, just like the stone worker, who can fit airplanes with a lighter stone or, in other circumstances, floating stone ! There are also artisans who have studied engineering, who are no longer the product of a traditional, identified craft, and who work in a single studio with a multitude of materials : wood, cork, plaster, resins, aluminum, plastics, cement… What defines them is no longer the material, but rather their cross-disciplinary approach to the crafts, envisaged essentially thanks to the omnipresent digital tool, their open mind and their capacity to take initiative.

The political decision makers – those from whom we expect decisions and laws that favor new actors in French craft production – seem to know nothing of these of these professional seismic shifts. For them, there exists on one side an idealized traditional craft, and on the other industry, too often neglected. As for actual new technologies, they are, in their minds, the prerogative of cutting-edge industry or start-ups, but never seen in relation to the crafts.

My work is still in the hands of these small businesses dedicated to complex, small works. In the space of two decades, I have been witness to their disappearance. Some of them were bought by bigger companies, and inevitably, their expertise was lost given the new management’s exclusively financial objectives. Others were not taken over, since it is so difficult for a young person to acquire a business without a down payment. Worse still, training in these crafts –considered manual work – is generally undervalued, or only occasionally supported by a radio program or an award.

Rich Americans have their architects design furnishings made in Europe, especially in France and Italy. It is a fact that in the United States, these works would never see the light of day given the lack of skill, which has mostly been lost – with rare exceptions in certain fields such as blacksmithing, which is still alive and well in that country.

This text is the observation of the situation as I have experienced it. Will you know what to do with it, so that this world of “making and culture”, embodied by knowledgeable, committed and passionate people, can thrive ? The expertise in this field, and its future, are at stake, and it seems to me that that concerns us all.

Martin Szekely
October 2019 - March 2020

Craftech
Martin Szekely (né en 1956)
France, octobre 2019-mars 2020
© Photo : MAD, Paris / Luc Boegly

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