« Dans le coffret sont les choses inoubliables, inoubliables pour nous, mais inoubliables pour ceux auxquels nous donnerons nos trésors. Le passé, le présent, un avenir sont là condensés. Et ainsi, le coffret est la mémoire de l’immémorial », écrit Gaston Bachelard dans son ouvrage consacré à la poétique de l’espace. Il y a dans la boîte à boutons, précieux héritage familial, quelque chose de cet ordre, quelque chose du coffre aux trésors de notre enfance chargé de souvenirs et d’imaginaire. Une fois ouverte, comment ne pas y plonger la main, (…) caresser ces petits fragments de mémoire dont chacun a valeur de relique ? Car si le bouton est de ces objets que le quotidien et la proximité banalisent, il n’est cependant pas tout à fait ordinaire. Sa petite taille sans doute nous le rend fraternel et nous conduit immanquablement vers un sentiment de tendresse ; sa forme le plus souvent ronde en fait un espace à part entière où se concentre la perception et l’essence de choses. Il ouvre un monde infiniment sensible : celui de la rêverie et de l’intime.
La collection de Loïc Allio est avant tout une passion, une façon de regarder le monde, de chercher à en repousser les frontières au-delà de toute idée reçue. Elle représente une vie à chiner, chercher, enquêter, échanger pour découvrir et tenter de couvrir tout le registre des possibles. (…) De la peau d’éléphant au simple caillou, en passant par la croûte de pain, on découvre que tout peut entrer dans sa composition. Le bouton peut aussi être fait de porcelaine tendre, abriter une délicate miniature en cheveux ou devenir le réceptacle d’un instrument d’orientation telle la boussole, et même être le support d’une déclaration d’opinion. Chacun de ceux que Loïc Allio a cherchés, choisis, raconte une histoire : celle des guerres, des révolutions, des mouvements sociaux et des goûts, mais aussi celle, plus humble et ignorée, des hommes et des femmes qui l’ont fabriqué ou utilisé. Plus que tout autre, celui-là l’émeut et le touche. Parcourir avec lui cette collection, c’est l’entendre conter la vie des artistes ou des paruriers qui ont créé ces boutons, celle des ouvriers qui les ont fabriqués, la personnalité des couturiers qui les ont utilisés, les hommes qui les ont un jour portés sur leur uniforme d’asile d’aliénés ou de cantonnier, ceux encore, à jamais immortalisés, dont le portrait figure sous verre. (…)
D’un point de vue formel, le bouton, (…) n’est pas accessoire ou seulement utile. Élément structurant intervenant dans l’équilibre des formes, il n’est pas non plus un point placé au milieu de nulle part : il entre toujours en résonance avec une ligne, celle d’une boutonnière, d’une couture, ou celle du vêtement lui-même. Les notions de verticalité, de symétrie ou au contraire d’asymétrie sont déterminantes, tout comme le rythme, la série ou la séquence.
Au-delà de cette grammaire inhérente à la structure du vêtement, le geste que l’on accomplit de boutonner, assimilé dès l’enfance, n’est pas non plus anodin. Son apprentissage est une étape importante du développement, liée notamment aux notions de droite-gauche et à l’espace corporel. (…) Ainsi le boutonnage vers la droite est-il réservé aux hommes alors que pour les femmes il se fait vers la gauche. Cette règle que nous pratiquons sans parfois la connaître, (…) continue encore aujourd’hui à exister et reste une façon de sexualiser le vêtement, même le plus neutre.
(…) Qu’il soit modeste et utile ou précieux et décoratif, sa place évolue au fil du temps en fonction des convenances, des règles de savoir-vivre ou des variations de mode. Les pratiques liées à son usage, discrètes ou au contraire ostentatoires, définissent à elles seules le vêtement et inscrivent sur lui des notions telles que la différence sociale, la fonction ou la position hiérarchique. (…)
Dès son apparition sur le vêtement occidental, oubliant sa fonction première, le bouton entre dans le domaine de l’ornement et devient un objet de luxe au même titre que les bijoux. En or, diamants et pierreries, les parures de boutons précieux participent de l’éclat et de la pompe des souverains, comme en attestent les descriptions trouvées dans les comptes et inventaires. Pour l’aristocratie, les boutons sont l’objet de telles dépenses qu’aux XVIe et XVIIe siècles les édits et les lois somptuaires promulgués par les rois de France tentent à plusieurs reprises mais sans grand succès d’en limiter l’usage. Perçu comme une démonstration de luxe et d’orgueil, cet usage ostentatoire des boutons choque également la morale religieuse. (…) Chez les quakers et les amish, le bouton est carrément banni des vêtements masculins tandis qu’au XVIIIe siècle les hommes doivent porter le grand deuil en habit de drap noir sans bouton.
À la fin de ce siècle, il devient un objet de mode uniquement destiné aux hommes. Les chroniqueurs de l’époque dénoncent cette vogue, qu’ils traitent même de « manie poussée à un ridicule extrême ». Les boutons sont alors non seulement devenus énormes – on les dit grands comme des écus de six francs –, mais surtout ils sont prétexte à toutes les expressions. Les parures dix-huit boutons se couvrent de rébus, gravures ou tableaux miniatures représentant des vues de Paris, des scènes historiques, voire même licencieuses. (…)
Au XIXe siècle, le bouton évolue vers plus de sobriété mais conserve un rôle essentiel relayé par le langage et par le verbe. Plusieurs expressions liées à son usage voient le jour tandis que d’autres, plus anciennes, sont fréquemment utilisées. Elles sont principalement réservées aux hommes pour qui l’art du boutonnage est devenu une marque d’élégance discrète et un code. Ainsi le verbe « déboutonner » semble-t-il s’appliquer à eux et à eux seuls. La formule « à ventre déboutonné » confère un caractère débridé à l’action qu’elle précise – rire, manger à ventre déboutonné ne saurait à cette époque s’appliquer aux femmes dont la retenue en toutes circonstances est la seule attitude convenable. « Ne tenir qu’à un bouton » se dit de ce qui tient à peu de choses et menace de se défaire. (…)
Dans la littérature, il colore toujours le portrait des personnages et précise leurs traits de caractère. Sous la plume de Balzac, (…) », les boutons sont les indices de la déchéance ou révèlent les désirs de grandeur. Tel personnage, rejeté par sa famille et tombé dans le plus grand dénuement, porte « une redingote filandreuse à boutons sans moule dont les capsules béantes ou recroquevillées [sont] en parfaite harmonie avec des poches usées », tandis que tel autre, jeune fat de province, « se [regarde] continuellement avec une sorte de satisfaction de haut en bas en vérifiant le nombre des boutons de son gilet ».
Lorsqu’il prend définitivement position sur la silhouette féminine, autour de 1850, précisément au moment où l’homme abandonne toute audace vestimentaire, (…), son usage semble avant tout soumis aux règles de bienséance et aux convenances. Puis, il est aussi le reflet de la place des femmes dans la société. Les emprunts au vestiaire masculin civil ou militaire sont réguliers et coïncident bien souvent avec un assouplissement de la contrainte des corps ou une volonté de prise d’indépendance.
Aujourd’hui, si la façon de déboutonner tout ou partie du vêtement confère un style ou indique une appartenance à un groupe, le bouton conserve aussi pour certains une poésie. Au Japon, il est l’objet d’une coutume récente appelée « daini botan », ou « deuxième bouton » : lors de la remise des diplômes, les garçons ont pris l’habitude de donner le deuxième bouton de leur veste d’uniforme à la fille qu’ils aiment ou qui le leur demande. Le deuxième bouton est celui placé le plus proche du cœur.