Un an après sa fondation, l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie manifeste son intérêt pour les arts extra-européens et organise une des premières présentations publiques d’œuvres orientales à Paris, au sein de son « musée rétrospectif ». Pionnière, l’Union ne cherche cependant pas à proposer un regard exhaustif sur ces « ailleurs » encore méconnus : elle envisage davantage ces derniers comme autant de sources et de techniques nouvelles pour régénérer la création dans le domaine des arts décoratifs.

La quête d’un renouvellement par les arts extra-européens

En 1865, le « musée rétrospectif » tenu au palais de l’Industrie a pour objectif de stimuler le travail des artistes et des industriels en offrant de nouvelles sources d’inspiration, puisées dans le passé européen et dans les civilisations lointaines, deux ans avant la deuxième Exposition universelle parisienne1. Cette dernière y est par certains aspects déjà annoncée : « Faire le tour de ce palais […] c’est littéralement tourner autour du monde, tous les peuples sont venus : ennemis vivent en paix côte à côte2. » Le « musée rétrospectif » présente en effet les différentes civilisations orientales pêle-mêle, tel un vaste cabinet de curiosités. Il y a à cet apparent désordre plusieurs raisons. L’intérêt pour l’Orient est encore relativement nouveau en France et donc peu développé d’un point de vue scientifique et méthodologique. Par ailleurs, l’Union centrale a une approche spécifique en matière d’art oriental car elle regroupe des collectionneurs et non des archéologues et des historiens, et elle ne vise pas à la complétude puisque ses missions ne sont ni scientifiques ni ethnographiques. L’Union entend proposer aux décorateurs et aux ouvriers français des motifs, des formes, des matières et des techniques de décoration inconnus.

La France devient une des principales plaques tournantes du marché des arts orientaux dès le milieu du XIXe siècle grâce aux missions, à l’influence qu’elle exerce dans certaines zones géographiques comme Le Caire et Istanbul3, au traité de paix avec le Japon en 1858, et suite au sac du palais d’Été à Pékin en 1860. À partir de 1867, les Expositions universelles renforcent cet attrait grâce aux architectures reconstituées ou réinterprétées par les pays exposants et aux objets qu’elles présentent. La situation est si florissante que lorsque l’Union décide en 1869 d’ouvrir de façon temporaire un « musée oriental », elle n’a aucune peine à réunir près de trois mille pièces auprès des collectionneurs (quand le « musée rétrospectif » en comportait déjà neuf cents en 1865). Le milieu des amateurs est donc déjà développé et organisé. Parmi ceux-ci figurent Paul Gasnault, conservateur en chef du musée de 1879 à 1898, Édouard André, futur président de l’Union entre 1874 et 1882, le conseiller d’État russe Alexandre Basilewski, l’ébéniste Alfred Beurdeley, les historiens de l’art Philippe Burty et Albert Jacquemart, les propriétaires de la boutique « La porte chinoise » M. et Mme Desoye, et d’autres grands collectionneurs comme Alexandrine Grandjean ou Alphonse et Gustave de Rothschild4.

1Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, Exposition de 1865. Palais de l’Industrie. Musée rétrospectif, Paris, Librairie centrale, 1867.

2Charles Boissay, «  La Galerie des machines  », L’Exposition universelle de 1867 illustrée, publication internationale autorisée par la commission impériale, Paris, Imprimerie générale de Charles Lahure, 1867, t. 2, p. 322. La citation sera reprise et popularisée par Walter Benjamin et Siegfried Giedion.

3Rémi Labrusse, «  De la collection à l’exposition : les arts de l’Islam à Paris (1864-1917)  », dans Rémi Labrusse (dir.), Purs décors  ? Arts de l’Islam, regards du XIXe siècle, Paris, Les Arts Décoratifs, Musée du Louvre éditions, 2005, p. 64.

4Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, Catalogue du Musée oriental, Paris, Au siège de l’Union centrale, 1869. Disponible à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9327445 [Consulté le 13 avril 2015] et Guide du visiteur au musée oriental, Paris, Au siège de l’Union centrale, 1869. Disponible à cette adresse : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k933274x [Consulté le 14/10/2015].

Quelle place pour l’Orient dans le temps et l’espace du Musée des Arts Décoratifs ?

Pendant un demi-siècle, l’Union enrichit considérablement ses collections grâce à une pléthore d’acquisitions comme les dons successifs de Jules Maciet, riches en tapis persans1 ou le legs de Léon Dru en 1904, constitué d’un ensemble important de laques japonais. L’institution profite également de ses relations avec les collectionneurs marchands auprès desquels elle achète des œuvres et qui, en retour, offrent des pièces, à l’instar de Raoul Duseigneur, Florine Langweil, Paul Pannier ou Siegfried Bing, dont le rôle a été si important pour le japonisme en France. C’est d’ailleurs lors de l’« exposition de la gravure japonaise » organisée par ce dernier à l’École des beaux-arts en 1890 que Raymond Kœchlin se découvre une passion pour les arts orientaux2. Ce dernier participe ensuite, aux côtés de Gaston Migeon, à l’organisation de l’exposition d’art musulman en 1903 au pavillon de Marsan, et donne des céramiques et des masques du Japon. La philanthropie accompagne une politique d’acquisitions à l’occasion de grands événements, tels que l’ Exposition universelle de 1878, lors de laquelle l’Union achète un grand nombre d’objets, des échantillons de laques et un écran de bronze incrusté auprès de la section japonaise, ou la vente de la collection Albert Goupil en 1888.

D’abord seule dans le paysage muséal parisien à exposer les arts orientaux, l’Union centrale est rejointe par le musée ethnographique du Trocadéro en 1878, le musée Guimet en 1889, le musée Cernuschi en 1898, puis l’ouverture des salles orientales du Louvre en 1905. Malgré ces autres institutions, les collectionneurs n’oublient pas l’Union. Gaston Migeon, par exemple, donne des miniatures persanes et des verres orientaux entre 1907 et 19333. Il faut également citer Hugues Krafft, collectionneur, voyageur et photographe, qui donne pendant plus de quarante ans des tapis turcs, des céramiques orientales, des coiffures asiatiques, en plus des photographies réalisées lors de ses différents voyages. Les collections chinoises sont complétées par un ensemble important d’émaux cloisonnés grâce au don de David David-Weill en 1923 et au dépôt de la collection de la baronne Salomon de Rothschild quelques mois plus tard par la fondation Salomon de Rothschild.

La place allouée à ces collections est révélatrice des missions spécifiques qui leur incombent. Parce qu’il s’agit d’encourager les artistes à rénover les arts décoratifs à l’aune d’un prisme nouveau qui n’est plus celui de l’héritage classique et académique, les arts orientaux ne sont pas intégrés au classement par matériau qui est appliqué au sein du musée ouvert temporairement au palais de l’Industrie entre 1880 et 1896, ni même dans le parcours chronologique du musée inauguré rue de Rivoli en 1905. Les arts orientaux restent présentés séparément. Les expositions temporaires les mettent en exergue régulièrement dans un premier temps. Dès 1906, la Nef accueille une exposition sur les textiles du Japon puis, de 1909 à 1914, cinq expositions sur l’estampe japonaise se succèdent, parallèlement aux expositions sur les inros et les sabres japonais en 1911, les laques en 1912 et les masques en 1913. L’Islam n’est pas pour autant oublié – avec l’exposition sur les étoffes de Perse et de Turquie en 1907 et celle sur les miniatures persanes en 1912. Il en est de même pour la Chine avec l’exposition d’estampages d’anciennes sculptures chinoises en 1912.

Pourtant, au cours du XXe siècle, les collections extra-européennes perdent progressivement leur place au sein du musée et les acquisitions sont plus rares après la Première Guerre mondiale. À la fin des années 1970, les œuvres sont mises en réserve et en 2005 les objets d’art de l’Islam sont déposés au musée du Louvre. Aujourd’hui néanmoins, l’institution tente de sortir les collections de l’Extrême-Orient des réserves et de l’oubli4.

1Susan Day, «  Jules Maciet et le goût du tapis islamique  », dans Labrusse (dir.), 2005, p. 302-309.

2Michele Tomasi, «  Kœchlin, Raymond  » dans Philippe Sénéchal, Claire Barbillon (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale. Disponible à cette adresse : www.inha.fr/fr/ressources/publications/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/koechlin-raymond.html [Consulté le 4 février 2015].

3Maria-Anne Privat-Savigny, «  Migeon, Gaston  » dans Philippe Sénéchal, Claire Barbillon (dir.), Dictionnaire critique des historiens de l’art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale. Disponible à cette adresse : www.inha.fr/fr/ressources/publications/dictionnaire-critique-des-historiens-de-l-art/migeon-gaston.html [Consulté le 4 février 2015].

4Béatrice Quette (dir.), De la Chine aux arts décoratifs. L’art chinois dans les collections du Musée des Arts Décoratifs [exposition présentée du 13 février 2014 au 11 janvier 2015 au Musée des Arts Décoratifs], Paris, Les Arts Décoratifs, 2014  ; Olivier Gabet (dir.), Japonismes, Paris, Flammarion, Les Arts Décoratifs, musée national des arts asiatiques – Guimet, musée d’Orsay, 2014.

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