Les grandes résidences

Laissés à l’abandon, vandalisés, détruits, les jardins de l’Ancien Régime ont souffert des affres du temps, de la Révolution ou de la mode. C’est d’abord comme recréateurs de ces jardins et parcs oubliés qu’Henri et Achille Duchêne sont sollicités. À tel point qu’aujourd’hui ceux que le visiteur regarde comme des jardins à la Le Nôtre sont bien souvent des jardins à la Duchêne.

Dans les premiers chantiers de restauration de jardin confiés aux Duchêne, le parc du château de Champs-sur-Marne, en 1895, et celui de Vaux-Le-Vicomte, à partir de 1898, accroissent la renommée de l’agence. Comme le souligne Monique Mosser, la démarche est novatrice et marque le passage des débats sur la protection du patrimoine à l’action pour la recréation des jardins historiques. Dès lors, l’agence multiplie les commandes pour des demeures historiques dont les jardins n’ont pas survécu. Chef-d’œuvre du genre, les parterres de Blenheim illustrent le savoir-faire d’Achille Duchêne et représentent une victoire du jardin « à la française » Outre-Manche.

La splendeur de Blenheim

Le chantier débute en 1900, lorsque Charles Richard John Spencer Churchill prend possession du domaine sous le titre de neuvième duc de Marlborough. D’abord chargé de la cour, Achille Duchêne réalise ensuite un jardin français et un jardin italien. En 1921, il restaure le grand parterre ouest. Le défi est de taille. Le château, conçu par Vanbrugh au XVIIIe siècle, est entouré d’un vaste parc paysager pensé à la même époque par Capability Brown, considéré alors comme le plus grand jardinier d’Angleterre. La façade qu’il s’agit d’embellir d’un nouveau parterre donne sur un lac. Fidèle aux principes du jardin mixte, Duchêne réussit à relier l’architecture, limitée, et le lac évoquant une nature illimitée. Sur une terrasse, un parterre de broderies scandé de treize plans d’eau se fait miroir du ciel changeant et relie sans heurt jardin régulier et paysager. Blenheim est emblématique du travail d’Achille Duchêne. L’eau y est importante, les jeux de perspective soignés, le jardin est mixte et les références versaillaises ne sont jamais loin. Lucie Nicolas-Vullierme a mis en lumière la similitude du parterre de Blenheim avec le premier projet de Le Brun pour le parterre d’eau de Versailles, daté du début des années 1670, construit sur des formes sinueuses et orné de six plans d’eau. De même, pour les terrasses qui relient le parterre d’eau au lac, Duchêne emploie un vocabulaire classique et symétrique et des effets d’escamotages qui rappellent les jardins de Louis XIV.

Achille Duchêne, Oxfordshire, parc de Blenheim pour le duc de Marlborough, vue transversale, vers 1921
Achille Duchêne, Oxfordshire, parc de Blenheim pour le duc de Marlborough, vue transversale, vers 1921
Pierre noire, gouache blanche. Inv. CD 3027.118. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Le parc de Voisins

Autre grand chantier de Duchêne, le parc de Voisins pour le comte de Fels illustre un des principes majeurs de l’architecte-paysagiste : il y a autant de jardins que de demeures et de propriétaires. Duchêne se met au diapason de son commanditaire, le comte de Fels, théoricien du style Louis XVII. Ce dernier rêve de ce qu’aurait été le style du successeur de Louis XVI s’il avait prolongé les lignes pures du néoclassicisme et banni le goût anglais promu par Marie-Antoinette. Achille Duchêne s’inspire des travaux de l’architecte Gabriel dans la seconde moitié du XVIIIe siècle afin de créer un jardin aux lignes épurées et aux perspectives soignées. Comme à Blenheim, l’eau joue un rôle majeur pour relier le jardin à la française avec les étangs et les bois du parc, dévolus à la chasse. Gigantesques, les travaux de terrassement requièrent 147 personnes. Le parc est achevé est 1913.

Achille Duchêne, Henri Brabant, Saint-Hilarion, parc de Voisins pour le comte de Fels, cascade, 1903-1925
Achille Duchêne, Henri Brabant, Saint-Hilarion, parc de Voisins pour le comte de Fels, cascade, 1903-1925
Pierre noire sur lavis brun, grattage. Inv. CD 3027.12. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Les fastes de Carolands

C’est lors de sa visite du terrain de Hillsborough en Californie, où Harriett Carolan entend bâtir Carolands Chateau, que Duchêne reçoit un de ses plus fameux surnoms : « J’ai conservé un souvenir exquis de mes randonnées à cheval où l’on s’élançait au galop sur les pentes abruptes à la sortie des canyons où l’on avait peine à passer, les commandements et signaux donnés à une armée de porteurs de balises et fanions dont l’étoffe claquait au vent, ce qui faisait dire à M. Carolan que j’étais le Napoléon du paysage. » De Louis XIV à Napoléon, il n’y a qu’un pas, même si le « prince des jardins » a plus d’affinités avec le Grand Siècle qu’avec l’Empire.

Envisagé à partir de novembre 1912, dessiné au printemps 1913, jamais achevé, le parc de Carolands en Californie devait couvrir plus de 200 hectares et témoigner des fastes d’Harriett Carolan-Pullman, riche héritière américaine des chemins de fer. Pour ce rêve, Achille Duchêne est l’homme idéal. Les Vanderbilt, les Palmer, Elsie de Wolf, les membres de la haute société américaine remplissent son carnet de commandes. Francophile, Harriett Carolan souhaite une demeure et un parc d’esprit versaillais. Le Grand Siècle est à la mode et Duchêne est passé maître dans l’art de renouveler la structure et le vocabulaire du jardin à la française. La fortune sans limite de son commanditaire, l’immensité d’un parc de 200 hectares, l’absence de contraintes (il choisit lui-même l’emplacement de la future demeure confiée à Ernest Sanson) lui permettent de déployer son imagination. Contrairement à ses commanditaires français qui privilégient les effets d’ensemble, les Américains apprécient les effets de surprise. Sur la structure du jardin classique se greffent piscine, orangerie, petits temples, bois sacrés et autres fantaisies qui n’ont que peu de lien avec Le Nôtre.

L’entreprise est titanesque. Les travaux de terrassement coûtent à eux seuls 100 000 dollars. Le chantier commencé en avril 1913 n’est toujours pas achevé dans les années 1940. Progressivement vendu par les héritiers, le parc se réduit à peau de chagrin, avant d’être restauré dans les années 2000. Seuls restent les dessins de Duchêne pour témoigner de cette splendeur évanouie avant que d’être née. Le département des Arts graphiques du Musée des Arts Décoratifs conserve cinq dessins pour Carolands Chateau. Une vue de l’axe ouest, un projet pour le bois sacré, deux projets pour le mur de fontaine et un projet d’escalier. La vue du jardin donnant sur la façade ouest de la demeure correspondrait au projet définitif. En effet, les éléments constitutifs du jardin se retrouvent sur une autre vue très minutieuse de l’ensemble du parc réalisée par Achille Duchêne. Une grande terrasse devait descendre jusqu’à un monumental mur de fontaine. Au-delà, une pelouse s’élève vers un belvédère permettant d’admirer le domaine dans son ensemble. Plus le promeneur s’éloigne de la maison, plus le jardin se fait paysager, moins géométrique. Dans ces zones plus éloignées, Duchêne imagine un bois sacré, qui devait évoquer un paysage de rêve. Élément clé du jardin, le mur de fontaine a connu de multiples variations. Un de ces projets n’est pas de la main de Duchêne mais de Laurentin, un de ses collaborateurs. Duchêne dirige une agence et s’il donne les plans et les descriptions de ce qu’il souhaite, ses dessins de paysages sont fréquemment cosignés par un tiers, comme Laurentin ou Henri Brabant.

Jardins de villes
Henri et Achille Duchêne, Paris, jardins du Palais Rose pour Boni de Castellane, broderies, 1896-1902
Henri et Achille Duchêne, Paris, jardins du Palais Rose pour Boni de Castellane, broderies, 1896-1902
Pierre noire, rehauts de craie blanche sur papier vélin. Inv. CD 3027.48. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Jardinier en vue introduit par des architectes de renom comme Ernest Sanson, Duchêne bénéficie de nombreuses commandes pour des jardins à Paris, en banlieue ou sur la côte. Il ne s’agit plus de restituer ou de restaurer un jardin historique mais de créer un îlot de verdure sur une surface souvent restreinte. Le goût pour Versailles qui perdure pendant toute la première moitié du XXe siècle, assure son succès auprès de commanditaires très aisés.

Dans ces lieux de repos de taille limitée, Duchêne ne peut créer les grandes perspectives et les jeux de nivellement qui lui sont chers. Difficile aussi de créer un jardin mixte, à moins que le terrain donne sur un parc plus vaste, comme à l’hôtel Camondo jouxtant le parc Monceau ou au jardin du Noviciat de Paul-Louis Weiller ouvrant sur le parc de Versailles. Pour les jardins de ville, les formes privilégiées par Duchêne sont le bosquet et le théâtre de verdure. Les vues du jardin Michelham à Saint-Germain-en-Laye sont typiques de la façon dont Duchêne organise ses bosquets, avec au centre une pièce d’eau rectangulaire entourée de plates-bandes assez large, le tout clôturé par de hautes frondaisons comme on en voit dans le parc du château de Versailles. Au Palais Rose, construit pour Boni de Castellane entre 1896 et 1902, théâtres de verdure et treillages participent à la mise en scène de l’espace.

Achille Duchêne, Saint-Germain-en-Laye, jardin Michelham, petit parterre, XXe siècle
Achille Duchêne, Saint-Germain-en-Laye, jardin Michelham, petit parterre, XXe siècle
Pierre noire et gouache blanche sur papier calque. Inv. CD 3027.14. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Achille Duchêne développe toute une panoplie de techniques pour lutter contre la tristesse ou l’impression d’étroitesse que peuvent susciter ces petits jardins. Les arbres doivent cacher les constructions avoisinantes. Les murs mitoyens sont peints en gris, recouverts de treillages et de plantes grimpantes. Les arbustes persistants sont privilégiés pour éviter le dénuement de l’hiver. Dans le fond des jardins, les éléments décoratifs sont dans les mêmes tonalités que la végétation pour donner l’illusion de la profondeur.

Le travail réalisé par Duchêne pour Paul-Louis Weiller est représentatif du goût pour ces oasis de verdure où se délasse la haute société, à Versailles ou Saint-Germain-en-Laye. Dans les années 1930, Paul-Louis Weiller, enrichi dans l’aviation et fasciné par Versailles, achète une parcelle jouxtant le parc du château, au 1 rue de l’Ermitage. Il y fait construire une villa néoclassique par Patrice Bonnet, architecte en chef du château de Versailles. La villa, baptisée Le Noviciat, comprend un jardin aménagé par Duchêne. Il se compose d’une terrasse garnie de sculptures, sur des modèles de Nicolas Poussin, d’un tapis de verdure donnant sur le parc du château et permettant à Duchêne de donner l’illusion d’un jardin mixte, d’un théâtre de verdure orné d’un Amour de Bouchardon, de chambres de verdures, mais aussi d’une piscine placée en terrasse et ouvrant sur un parterre de broderie. Lieu de délassement, Le Noviciat est utilisé les dimanches par Paul-Louis Weiller, qui y convie régulièrement une quarantaine de personnes à déjeuner.

Achille Duchêne, Henri Brabant, Versailles, jardin de Paul-Louis Weiller, vue du portique, 1928-1939
Achille Duchêne, Henri Brabant, Versailles, jardin de Paul-Louis Weiller, vue du portique, 1928-1939
Pierre noire sur papier vélin. Inv. CD 3027.26. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris

Durant l’Occupation, Paul-Louis Weiller est contraint de quitter la France. Sa villa sert de résidence à Goering quand celui-ci est de passage à Versailles. Eisenhower y réside en 1944, avant que le propriétaire récupère son bien. Les jardins, qui ne semblent pas avoir souffert, font l’objet des louanges de la revue de luxe House and Garden en juin 1949. Supplément de Vogue, celle-ci contient de nombreuses photographies de la villa prise par André Kertész.

Cependant, les dessins du Musée des Arts Décoratifs réalisés par Achille Duchêne pour Paul-Louis Weiller soulèvent encore des interrogations. La piscine représentée sur les deux dessins est mentionnée par House and Garden mais n’a pas été prise en photographie. En outre, les vues actuelles du jardin montrent un espace qui semble quasi inchangé depuis 1949 mais où n’apparaît pas la piscine telle qu’elle est représentée sur le dessin de Duchêne. Un bâtiment couvert, à l’est de la maison, entre deux ailes, pourrait être une piscine couverte ou un bâtiment rajouté a postériori. Le dessin de Duchêne serait-il un projet non exécuté, ou modifié au cours du temps ? Le propriétaire du Noviciat possédait deux autres résidences à Versailles, Le Trianon et Le Hameau. S’il ne peut s’agir d’un projet pour Le Trianon, rien n’exclut qu’il concerne Le Hameau.

Bien que les dessins de l’agence Duchêne soient relativement précis, cela n’exclut pas des modifications en cours de chantier. De septembre 1912 à mai 1913, Moïse de Camondo valide trois devis de l’agence pour l’aménagement des jardins de son hôtel, l’actuel Musée Nissim de Camondo construit par René Sergent entre 1911 et 1914. Le dessin du Musée des Arts Décoratifs est un dessin de présentation destiné à donner un aperçu du jardin avant sa réalisation. La fontaine et la statue qui y sont représentées n’ont jamais été installées et les photographies anciennes témoignent d’un jardin moins boisé. En revanche, la pelouse en hémicycle voit effectivement le jour. Ces modifications ont probablement lieu en cours de route, le commanditaire s’étant montré mécontent des premiers travaux. La visite du Musée Nissim de Camondo permet d’admirer ce jardin de ville, un des rares que Duchêne ait pu transformer en jardin mixte grâce à la proximité du parc Monceau.

Achille Duchêne, Paris, projet de jardin de l'Hôtel Camondo pour Moïse Camondo, 1910-1913
Achille Duchêne, Paris, projet de jardin de l’Hôtel Camondo pour Moïse Camondo, 1910-1913
Graphite tendre. Inv. CD 3027.39. Don de l’épouse de l’artiste, Gabrielle Duchêne, 1949
© MAD, Paris
De l’Utopie

La crise économique des années Trente et l’évolution des modes de vie engendre une chute de la demande privée. Perdant sa clientèle, Duchêne se tourne vers des projets à destination des collectivités et théorise sa conception des jardins. En 1935, il publie Les Jardins de l’avenir, manifeste d’optimisme où l’auteur espère élever la société par la beauté des lieux dans lesquels elle est appelée à vivre. Le style se fait plus géométrique, épuré, Art déco.

L’ouvrage de Duchêne s’inscrit pleinement dans les utopies sociales de l’après-guerre, développées chez des penseurs pacifistes, internationalistes ou encore collectivistes. Ces groupes de pensées retournent à une esthétique inspirée de l’Antique, aux lignes sobres et épurées, et se situent dans la ligne de la Charte d’Athènes de 1933. En réaction au morcellement des propriétés et à la prolifération de lotissements dont Duchêne déplore la laideur, le paysagiste propose de créer un cadre sain pour la société, le beau élevant l’homme au bien. Le « Jardin de l’avenir », comprend un parc éducatif, sportif, et récréatif. Stade nautique, cinéma de plein air, théâtre, bosquet de la musique, de la danse et du chant, rien n’est négligé pour « créer une ambiance, un milieu d’ordre et de beauté qui puisse exercer une influence saine sur l’individu, le fortifier et l’affiner », selon les mots de l’auteur. Une maison de la vie sociale et un Musée du progrès illustrent les ambitions de Duchêne, qui espère la « mise en ordre de l’âme de l’individu par l’influence du milieu ». Ces projets, s’ils paraissent profondément utopiques, sont aussi profondément humains. Le paysagiste peuple ses dessins de personnages évoluant au milieu de fêtes nocturnes somptueuses, qui ouvrent l’espace à l’infini et donnent vie à l’architecture. Malgré une esthétique qui évoque le Palais du Trocadéro, construit en 1937, malgré l’électricité, les avions et les dirigeables qui hantent le ciel, Duchêne n’oublie pas Versailles, dans une mise en scène et une débauche de lumière qui font écho aux gravures des fêtes données dans les jardins du château, comme le Grand Divertissement royal du 18 juillet 1668.

Achille Duchêne ne se contente pas de jardins de papier. Le paysagiste prend part à la section « Art des jardins » de l’Exposition internationale de 1937 au parc de Sceaux. Son travail est récompensé par un prix d’honneur. La même année, le conseil départemental du Rhône lance un concours pour doter la ville de Lyon d’un grand parc, là encore dans une volonté de développement social, teintée d’utopie. Achille Duchêne propose des dessins pour le futur parc de Parilly, qui lui permettrait de mettre en œuvre les idées développées dans son livre de 1935, Les Jardins de l’avenir. En 1938, le jury délibère. Aucun gagnant n’est désigné, les projets n’ayant pas été jugés à la hauteur des ambitions du département. Le chantier est ensuite confié à l’architecte lyonnais Paul Bellemain.

Rêve

Un pan de l’œuvre d’Achille Duchêne reste aujourd’hui méconnu. Le paysagiste projetait la publication d’un livre intitulé Jardins de rêve, écrit en 1945. Inédit, celui-ci est conservé dans le Fonds privé Duchêne. Certains dessins du musée des Arts décoratifs semblent s’y rapporter. Ces fantaisies dévoilent la richesse des sources d’inspiration de Duchêne. Jardins évocateurs du Moyen et de l’Extrême-Orient, cratères islandais aménagés en serres ou en piscines, jardins initiatiques entrainant le profane du Bosquet de la philosophie à l’Allée des aveux spontanés, l’imaginaire foisonnant d’Achille Duchêne se déploie dans cet ouvrage que l’on espère voir un jour publié.

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