Luxes
Jamais époque n’a autant usé du mot
« Luxe » que ces premières décennies
du XXIe siècle : il apparaît à la une des
journaux, il rythme le calendrier mondial
de la mode, il est un motif de fierté
économique et industrielle des nations, il
envahit l’espace public des métropoles.
Il y renvoie le plus souvent à une réalité
matérielle, voire matérialiste : il est autant
défini par ce qui le permet, l’argent,
que par ce qu’il exclut, le sacré. Terreau
de tous les paradoxes, le luxe serait
l’ultime aspiration de la consommation,
et en même temps tout ce qui ne saurait
être acheté, une valeur intangible. En
parcourant l’histoire des civilisations
comme leur géographie, remis dans une
perspective artistique, le luxe apparaît
comme un élément fondamental de
l’histoire culturelle des objets dont les
musées ont la charge. Fondé au XIXe siècle
par les industries d’art pour les célébrer et
les inspirer, le Musée des Arts Décoratifs
entretient une histoire particulière avec
lui. […]
Luxes des origines
Plongeant dans les racines d’une étymologie longtemps restée sibylline, le terme « luxe » a trop souvent renvoyé à tort au lux de la lumière, alors que sa racine remonte plutôt au substantif luxus qui évoque ce qui est séparé, démis, déplacé, comme on parlerait d’une luxation et, par capillarité, l’écart et l’excès, moral ou physique. Dès l’Antiquité gréco-romaine, le luxe est une notion fort débattue, en ce qu’elle rompt avec la frugalité des ancêtres. Il marque autant le rang princier que l’expression du sacré, il renvoie aussi à la débauche et aux barbares, c’est-à-dire les autres. De la parure au décor de la maison, en passant par le rite du banquet, les civilisations antiques lui accordent une place éminente. Dans l’Égypte ancienne, l’or, de nature divine, est travaillé par les orfèvres, une parure a le don de protection et y accompagne le défunt jusqu’à l’au-delà, et l’art cosmétique connaît ses premiers éclats. En Mésopotamie, le luxe se révèle dans le travail incomparable des pierres rares, importées de sources encore mystérieuses, albâtre, lapis-lazuli, chlorite, serpentine… À Rome, la richesse de l’Empire se jauge bientôt dans le train de vie luxueux d’une élite sophistiquée.
Luxe et arts précieux
Si l’objet de luxe est celui que l’on
transmet et que l’on conserve, autant dire
qu’il est en partie consubstantiel à l’idée
même de musée, venue d’ailleurs autant
des trésors de l’Église et des princes
que des cabinets de curiosités et autre
Kunstkammer qui marquent en leur temps
l’idée même d’un privilège de la beauté et
du savoir, chacun restant l’apanage d’une
élite plus que restreinte. Venus d’Europe
et d’Afrique, d’Égypte et d’Inde, d’Irak
et de Colombie, datant du Moyen Âge
ou de la Renaissance, les objets réunis
dans cette section illustrent parmi les
plus remarquables objets de luxe jamais
produits par l’Humanité.
Du plus petit
(pendentif de l’Agneau pascal) au plus
grand (tapisserie dite d’Adonis), ils sont
tantôt spectaculaires (coffret de nacre
de Mangot), sobres (paire de boucles
d’oreilles du Mali), délicats et fragiles
(lampe de mosquée du Proche-Orient ou
verres de Venise). Parures, ornements,
objets d’usage ou de collection, ils
expriment par leur raffinement un art de
vivre élégant et par leurs matériaux alors
rares, comme l’ambre et le jade, des
savoir-faire accomplis, une idée partagée
entre civilisations, un motif d’émulation,
d’admiration et d’inspiration mutuelles
entre les cultures.
L’extravagance décorative ou le luxe Art déco
À partir de 1910, l’épanouissement de l’Art
déco s’accompagne d’un renouvellement
des intérieurs, soutenu par des mécènes
nouveaux venus des affaires ou de la
mode. En quelques années, rien n’est
assez élégant, tapageur, excentrique, et
tous les savoir-faire y sont à l’honneur.
L’Art déco décline un goût immesuré
pour le rare et le précieux : extravagance
décorative, matériaux saturés, joaillerie
fastueuse. C’est ainsi que se dévoile
l’ensemble exceptionnel de mobilier
dessiné par les artistes décorateurs
Clément Rousseau et Clément Mère pour
les appartements privés de la baronne
Robert de Rothschild dans l’hôtel familial,
avenue de Marigny. Au même moment,
Armand-Albert Rateau, complice de
Jeanne Lanvin, crée pour son propre
appartement quai de Conti ce somptueux
paravent à huit feuilles. Entre deux
guerres, l’Art déco signe le renouveau
éblouissant du luxe à la française.
« L’étrange luxe du rien »
Dans les années 1920-1930, le décorateur
Jean-Michel Frank renverse radicalement
les principes de la décoration et
une certaine idée du luxe, opulent
et ornementé, telle que le XIXe siècle
l’avait ancrée dans l’imaginaire de ses
contemporains. Il en impose une vision
différente, inframince, conceptuelle
même. Paradoxe de la modernité, cet
« étrange luxe du rien », ainsi que l’énonce
merveilleusement l’écrivain François
Mauriac, apparaît comme une provocation
esthétique à l’encontre de toutes les idées
reçues sur le luxe, et son association
millénaire avec la richesse. Préférant
l’usage des matières les plus communes,
Frank aime à les transcender dans un
travail subtil et artisanal, empreint d’une
totale sensualité, comme ici la marqueterie
de paille.
Luxes croisés : un monde d’éclectisme
En quelques décennies, les expressions du luxe se démultiplient, répondant à
ce paradoxe contemporain : à l’heure du consumérisme global et de la
massification de la production, le luxe l’est-il encore ? Si la question reste
ouverte, les réponses ne manquent pas entre créativité renouvelée et redéfinition
des approches culturelles.
À une époque où se mêlent sans hiérarchie le high and
low, le luxe s’exprime dans une diversité totale, le métissage et la mixité des
références. L’extravagance des souliers de Christian Louboutin voisine avec
l’influence constructiviste des sneakers de Pierre Hardy, leurs patronymes sont
devenus des substantifs. Le streetwear ne fait plus peur, intégré par Christelle
Kocher dans un esprit Couture, et le malletier Rimowa et la marque Supreme
collaborent pour créer des lignes vendues en un instant. Les préoccupations
contemporaines s’invitent, le recyclage astucieux est une des motivations des
ateliers petit h lancés en 2010 : redonner une autre vie aux objets à partir des
éléments constitutifs des icônes de la maison Hermès. Le luxe se réinvente.
Luxe aux mille facettes
De siècle en siècle, l’art de la parure est une composante essentielle du luxe.
Dans ce domaine, depuis le XIXe siècle, le renouvellement esthétique est permanent,
porté par la passion ancienne pour les matières précieuses, l’engouement pour
les recherches formelles et artistiques, les avancées technologiques, dans
l’horlogerie à l’instar de Breguet. En 1950, Tiffany & Co. invite Jasper
Johns et Robert Rauschenberg à créer des vitrines pour son magasin mythique
de la 5e Avenue, immortalisé par Truman Capote puis Audrey Hepburn
dans Breakfast at Tiffany. Giuseppe Penone insuffle sa poésie naturaliste
quand Tasaki remet la perle à l’honneur dans des dessins rigoureux. Dans les
années 1970, Van Cleef & Arpels se joue des idées reçues en offrant des parures
de corail, turquoise et pierres dures. Plus que jamais, la joaillerie contemporaine
devient une histoire personnelle, où les créateurs emportent le luxe dans des
récits incroyables, des fééries de Victoire de Castellane à l’up-cycling raffiné d’Elie Top.
Matières à réflexion
À travers siècles et civilisations, le luxe
puise souvent ses origines au cœur de
la Nature. Ivoire d’éléphant, corne de
rhinocéros, peau de poissons exotiques,
cuir de crocodile, fourrure d’animaux
sauvages, plumes d’oiseaux rares,
diamants ou pierres dures ont longtemps
été l’objet de tous les désirs. Aujourd’hui,
le rapport à la Nature est radicalement
repensé, alors que nombre d’espèces
animales sont en voie d’extinction, que
maintes matières rares sont dorénavant
prohibées. Exposer ces objets du
passé n’est pas les célébrer naïvement,
mais montrer ces mutations culturelles
fondamentales qui imposent déjà aux
industries du luxe d’ajuster leurs pratiques
aux impératifs du développement durable.
Dans la lignée de Jean Dunand, qui avant
l’heureuse du retournement fascinant qui
fait de la matière la plus noble, la laque,
celle qui vient magnifier le matériau
le plus commun, la coquille d’œuf, les
acteurs du luxe ne peuvent dorénavant
qu’accompagner une nouvelle conscience
du vivant.
Simple luxe
Dans le Japon d’Edo ou dans le Paris
des années 1930, le luxe peut naître
du sentiment de l’épure. Depuis le
mouvement Arts & Crafts il est admis
que l’extrême simplicité des lignes et la
rusticité de certains matériaux sont les
gages d’un renouveau du goût, un luxe
élémentaire. Les objets semblent taillés
ou sculptés à même la matière, se faisant
nid, arbre ou bloc de glace. Souvent
monochromes, les silhouettes jouent de
la subtilité des pigments, le vêtement se
fait vaporeux et léger comme l’écume :
plissés de Madame Grès, toile simple
chez Helmut Lang, colombe de satin chez
Miyake, corset de lin chez Jacquemus,
drapé subtil sur un simple tee-shirt
pour Olivier Saillard. Car la simplicité est
radicale, Yves Saint Laurent en a montré
la voie, de la saharienne au smoking, le
véritable luxe ne craint plus de se montrer
nu et dépouillé.
Luxe et art contemporain, les liaisons dangereuses
Que le luxe se nourrisse de l’art, rien
n’est plus communément admis depuis
l’Antiquité. Depuis près de trente ans, ces
relations se sont pourtant intensifiées,
renforcées encore par l’influence
grandissante des maisons de luxe dans
l’économie de la culture. On a pu disserter
à l’infini sur ces liaisons dangereuses
qui définissent une partie de l’art de
notre temps. Le luxe soutient l’art,
d’aucuns diront le vampirise, ce serait
en soi une exposition. Pour conclure la
présente, trois artistes ont été choisis,
jouant de la littéralité sans être littéraux.
Pionnière, Sylvie Fleury en a très tôt
exploré l’emprise, avec ses Shopping
bags, sacs de marques de luxe remplis
d’objets trouvés, télescopant société du
spectacle et société de consommation.
Mathieu Mercier évoque les liens tissés
entre marché de l’art et luxe : les œuvres
comme les pièces de grand luxe, ici
les diamants zoomés jusqu’au vertige,
deviennent des valeurs, entre spéculation
et distinction. Enfin, le Californien Grant
Levy-Lucero modèle un vase vernaculaire
qu’il sigle du Numéro 5 de Chanel, parfum
inscrit dans la culture populaire, de Marilyn
Monroe à Andy Warhol. Archétypal ou
scansion du quotidien, le luxe devient une
référence artistique en soi.