Biographie

Parmi les figures qui contribuèrent à façonner l’histoire du Musée des Arts Décoratifs, la marquise Arconati Visconti (1840-1923) s’est illustrée tant par une générosité rare que par un destin remarquable. « Les beaux-arts, l’érudition, la science, plus particulièrement la France et l’Italie de la Renaissance, la France du XVIIIe siècle, voilà les provinces que sa curiosité aimait à parcourir »1. Tels étaient les principaux centres d’intérêt de celle qui fut, sous la IIIe République, une des incontournables mécènes de l’enseignement supérieur et des musées.

Marie Louise Jeanne Peyrat, née le 26 décembre 1840 à Paris, est la fille d’Alphonse Peyrat, journaliste et homme politique, opposant à Napoléon III, député puis sénateur de la Seine. Élevée « dans le culte des principes républicains », elle grandit dans un milieu modeste et anticlérical qui ne semble en rien la prédestiner à devenir l’héritière de l’une des plus grandes fortunes italiennes. Les frères Goncourt, dans leur Journal, mentionnent plusieurs fois la marquise au début des années 1860 alors qu’elle n’est encore que mademoiselle Peyrat, et en dressent un portrait peu flatteur. Elle y est décrite comme singulière, « élevée par le XVIIIe siècle », de petite intelligence. Ils résument d’ailleurs avec leur sarcasme habituel qu’elle se préoccupait de ce qui ne regardait pas les femmes ! La jeune Marie est cependant dotée, en plus d’un tempérament affirmé, d’une grande curiosité intellectuelle qu’elle nourrit en suivant en auditrice libre les cours de l’École des chartes.

C’est là qu’elle rencontre vraisemblablement, à l’âge de 33 ans, Gianmartino Arconati Visconti. Ce jeune aristocrate voyageur (il alla jusqu’en Arabie Pétrée, partie de l’actuelle Jordanie) est issu d’une grande famille milanaise dont le père, partisan du Risorgimento, a été exilé à Paris puis en Belgique. Le mariage est célébré en 1873, en présence de Victor Hugo et Emmanuel Arago. L’union ne dure malheureusement pas puisque le marquis meurt en 1876 d’une fièvre typhoïde, scellant la première partie de l’existence de son épouse, devenue seule détentrice d’un patrimoine immense.

1Ces lignes furent prononcées par l’universitaire Gustave Lanson (1857-1934) lors de l’éloge funèbre de la marquise le 5 mai 1923.

Une figure au cœur des réseaux de sociabilité de la IIIe République

Après le décès du marquis, la marquise Arconati Visconti finit par regagner Paris où elle ouvre, dans son hôtel particulier du 16 rue Barbet-de-Jouy dans le VIIe arrondissement1, un salon où se côtoient hommes politiques et « intellectuels » souvent dreyfusards comme elle. Son installation dans la capitale est un évènement notable, relaté par le journaliste Octave Mirbeau dans la revue littéraire et politique « Le Gaulois » en 1880 : « elle va certainement occuper à Paris, en raison même de sa personnalité, par le bruit fait depuis longtemps autour de son nom, par les mystères qui l’enveloppent de cette poésie captivante de l’inconnu, et par ses amitiés, une situation en vue dans le monde parisien. » La suite donnera raison au critique, puisque la jeune veuve s’impose rapidement, sans tapage mais avec assurance, culture et raison, comme un personnage majeur des réseaux de sociabilité de la IIIe République.

La marquise, sensibilisée par l’éducation donnée par son père et proche des mêmes cercles de pensée, est une femme de son temps. Elle s’intéresse ainsi de près aux débats politiques qui agitent son époque. Elle reçoit à Paris, un jeudi sur deux, dans son hôtel particulier du 16 rue Barbet-de-Jouy, de nombreuses personnalités parmi lesquelles Léon Gambetta, Henry Roujon, Joseph Reinach, Emile Zola, Jean Jaurès, Emile Combe, Gaston Paris…

Après le retour d’Alfred Dreyfus de l’île du Diable en 1899, la marquise Arconati Visconti qui a manifesté à de nombreuses reprises son soutien au combat des premiers « intellectuels » dreyfusards pour la libération du capitaine, accueille celui-ci parmi les « jeudistes ». Dreyfus participe très régulièrement aux déjeuners et aux discussions qui les suivent et rend également visite à la marquise lors de ses séjours au château de Gaasbeek. La correspondance échangée entre la marquise et Dreyfus témoigne de leur amitié jusqu’en 1923.

Jean Jaurès, introduit sans doute par Joseph Reinach, fit sa première visite à la marquise en février 1904. Elle admire en lui le dreyfusard, mais aussi le porte-parole du Bloc des gauches et apporte sa contribution financière à la création de L’Humanité. À partir de 1906, quelques divergences politiques mettent un terme à leur relation.

Dès le début des années 1890, la marquise élargit le cercle de ses familiers à des amateurs, historiens d’art et conservateurs de musées (parmi lesquels Emilie Molinier, Gaston Migeon ou Carle Dreyfus au musée du Louvre) qui la conseillent de façon déterminante dans ses acquisitions d’œuvres d’art.

1Cet hôtel est racheté en 1920 par la couturière Jeanne Lanvin

Bienfaitrice des arts et des lettres : la marquise, les musées et l’enseignement supérieur

Son investissement dans les milieux culturels, politiques et universitaires est considérable. « Bienfaitrice des arts et des lettres » (selon l’expression de Gaston Migeon dans l’hommage qu’il lui rend, en 1924, lors de l’assemblée générale de la Société des amis du Louvre), elle eut à cœur d’enrichir les musées comme les établissements d’enseignement supérieur et de recherche, jusqu’à faire de l’université de Paris, à sa mort en 1923, sa légataire universelle.

Sensible aux objets d’art dont elle hérita au décès de son époux Gianmartino Arconati Visconti (1839-1876) et sous l’influence de ses amis amateurs et conservateurs de l’époque, la marquise Arconati Visconti, conseillée par Raoul Duseigneur (1863-1916), développa une collection considérable, reconnue pour la qualité des pièces qui la composait et l’originalité de certaines d’entre elles.

Constamment à l’affût de nouvelles acquisitions, elle n’oubliait pas les institutions dont les conservateurs étaient devenus au fil du temps non seulement des conseillers mais aussi des amis, tels les frères Molinier, Auguste et Emile, respectivement chartiste et conservateur au musée du Louvre. Elle apportait alors sa contribution en donnant régulièrement des œuvres qui complétaient des corpus ou comblaient une absence, répondant avec diligence aux sollicitations. Si les deux grandes institutions bénéficiaires de ses largesses furent le musée du Louvre et l’Union centrale des Arts décoratifs, devenue aujourd’hui le Musée des Arts Décoratifs, d’autres musées ne furent pas oubliés : le musée Carnavalet reçut plusieurs documents liés à la Révolution, le musée de la céramique de Sèvres différentes majoliques, les musées des Beaux-arts d’Angers et de Lyon des œuvres variées dont des pièces islamiques données en souvenir de Raoul Duseigneur. En tout ce sont plusieurs centaines d’œuvres qui ont rejoint les musées français justifiant l’admiration de Gustave Lanson : « Elle était toute tendresse, toute générosité, elle était aussi toute simplicité. Elle haïssait le tapage et la réclame, l’insolence du faste, l’emphase du discours. Sa largesse inépuisable, dont la spontanéité prévenait sans cesse les demandes, obéissait aux déterminations d’une énergique personnalité. »

L’action de la marquise en faveur de l’enseignement et la recherche est également exceptionnelle. En souvenir de son père Alphonse Peyrat, la marquise fonde deux bourses et un prix à l’École des chartes, dote l’École pratique des hautes études, établit un prix à l’université de Paris et une fondation à la préfecture de police de Paris.

Entre 1911 et 1912, la marquise Arconati Visconti offre à Louis Liard, recteur de l’université de Paris, un million de francs pour la construction d’un institut de géographie commun à la faculté des lettres et à la faculté des sciences. En 1920, reprenant le projet du même Louis Liard d’établir un institut d’histoire de l’art à l’université de Paris, elle remet deux millions de francs au nouveau recteur Lucien Poincaré, somme qui sera portée à trois millions en 1923 par son testament. Par celui-ci, la marquise institue l’université de Paris légataire universelle de sa fortune, estimée lors du règlement de la succession à plus de 13 millions de francs.

La marquise a par ailleurs souhaité rappeler le souvenir de ses amis par la création de prix : le prix Gabriel Monod en 1912 à l’Académie des sciences morales et politiques, récompensant des travaux sur les « sources de l’histoire nationale française » ; le prix Raoul Duseigneur en 1916 à l’Académie des inscriptions et belles-lettres, pour des travaux en art et archéologie espagnols ; le prix Paul Le Gendre en 1920 à la Société médicale des hôpitaux de Paris, pour un ouvrage sur « le rôle moral et social du médecin » ; en 1921, le prix Infroit à l’Académie de médecine, pour des recherches portant sur la radiologie et le prix Louis Liard à l’Académie des sciences morales et politiques, pour un ouvrage de philosophie, d’histoire de la philosophie ou d’éducation.

L’institut d’art et d’archéologie fut construit sur les plans de l’architecte Paul Bigot entre 1925 et 1928. À l’intérieur, une plaque rappelle : « L’institut d’histoire de l’art a été fondé par la marquise Arconati Visconti en souvenir de Raoul Duseigneur ».

Le château de Gaasbeek

La marquise réside souvent durant l’automne au château de Gaasbeek. Erigé au XIIIe siècle, celui-ci se dresse au sommet d’une colline au milieu d’un domaine de 49 hectares, à douze de kilomètres de Bruxelles. Devenu la propriété de la famille Arconati Visconti au début du XIXe siècle, la marquise en hérite au décès de son époux en 1876 et entreprend dès 1886 des travaux de restauration confiés à l’architecte Charle-Albert (1821-1889). La rénovation fut achevée en 1889 par Edmond Bonnaffé conformément aux projets de Charle et pour répondre au vœu de la marquise d’en restituer la splendeur d’antan. En 1921, elle fit don à l’état belge de cette bâtisse aujourd’hui transformée en musée dans lequel le public peut découvrir les intérieurs de la marquise.

Pour en savoir plus > www.kasteelvangaasbeek.be/fr
Le château est actuellement fermé jusqu’en 2023 dans le cadre d’une grande campagne de restauration, mais le parc reste ouvert et accessible au public.

À une date que nous ignorons, la marquise fit faire une série de photographies de sa propriété de Gaasbeek en Belgique par le studio Alexandre. Vues extérieures et intérieures dévoilent ainsi l’aménagement néo-renaissance que la marquise y aménagea dans la veine historiciste en vogue à la fin du XIXe siècle.

  • Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Tirages albuminés contrecollés dans un album. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, cote C 317, don Raoul Duseigneur
    © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
  • Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Tirages albuminés contrecollés dans un album. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, cote C 317, don Raoul Duseigneur
    © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière
  • Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
    Tirages albuminés contrecollés dans un album. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, cote C 317, don Raoul Duseigneur
    © Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Vue du salon avec la vaisselle d’argent Bossard

Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
Studio Alexandre, photographie du château de Gaasbeek
Tirages albuminés contrecollés dans un album. Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, cote C 317, don Raoul Duseigneur
© Les Arts Décoratifs / Christophe Dellière

Ici, la salle à manger avec le service en argent doré qu’elle commande à l’orfèvre Johann Karl Bossard (1846-1914) et donné en 1916 au musée des Arts décoratifs. Cet ensemble composé de vingt-deux éléments fut exécuté par Johann Karl Bossard que l’on considérait alors comme le plus grand orfèvre suisse. Lors de l’Exposition Universelle de 1889, il fut tout particulièrement remarqué par Lucien Falize qui appréciait non seulement son travail mais encore sa manière issue des modèles de la Renaissance. Précisément la coupe sur pied surmontée d’un petit amour s’inspire d’un dessin de la fin du XVIe siècle d’une coupe conçue par Basilius Amerbach de Bâle.

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