Cartier et les arts de l’Islam. Aux sources de la modernité

du 21 octobre 2021 au 20 février 2022

Le Musée des Arts Décoratifs présente « Cartier et les arts de l’Islam. Aux sources de la modernité », coproduite par le Musée des Arts Décoratifs, Paris et le Dallas Museum of Art, avec la collaboration exceptionnelle du musée du Louvre et le soutien de la Maison Cartier.

Cette exposition montre les influences des arts de l’Islam sur la production de bijoux et d’objets précieux de la Maison de haute joaillerie, du début du XXe siècle à nos jours. Plus de 500 pièces – bijoux et objets de la Maison Cartier, chefs-d’œuvre de l’Art islamique, dessins, livres, photographies et documents d’archives – retracent ainsi l’origine de cet intérêt pour les motifs orientaux.

Elle revient notamment sur le contexte parisien de l’époque et les figures de Louis et Jacques Cartier, petits-fils du fondateur, qui ont joué un rôle significatif dans la naissance d’une esthétique nouvelle empreinte de modernité.

#ExpoCartier2021

Commissariat
• Evelyne POSSÉMÉ, conservatrice en chef du département des bijoux anciens et modernes au Musée des Arts Décoratifs à Paris
• Judith HENON-RAYNAUD, conservatrice en chef du patrimoine et adjointe à la directrice du département des Arts de l’Islam du musée du Louvre
• Sarah SCHLEUNING, conservatrice en chef par intérim du Dallas Museum of Art et conservatrice principale des arts décoratifs et du design
• Dr. Heather ECKER, conservatrice de l’art islamique et médiéval au Dallas Museum of Art

Scénographie
• DS+R (Diller Scofidio + Renfro)

Exposition coproduite par le Musée des Arts Décoratifs, Paris et le Dallas Museum of Art avec la collaboration exceptionnelle du musée du Louvre et le soutien de la Maison Cartier.


Présentation
EXPOSITION «  CARTIER ET LES ARTS DE L'ISLAMAUX SOURCES DE LA MODERNITÉ  » - YouTube
Ceinture de cour, Inde ou Iran, XVIIe siècle
Ceinture de cour, Inde ou Iran, XVIIe siècle
Soie, fils d’argent. Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam
© 2007 musée du Louvre / Raphaël Chipault

Créée en 1847 par Louis-François Cartier, la Maison est initialement spécialisée en vente de bijoux et d’objets d’art. Son fils Alfred reprend la direction de l’activité en 1874 et y associe son fils aîné Louis en 1898. Cartier conçoit alors ses propres bijoux tout en poursuivant une activité de revente de pièces anciennes. Au début du XXe siècle, Louis Cartier est à la recherche de nouvelles sources d’inspiration. Paris est alors le haut lieu du commerce de l’art islamique et c’est certainement au travers des grandes expositions organisées à Paris, au Musée des Arts Décoratifs en 1903 puis à Munich en 1910, que Louis découvre avec passion ces formes nouvelles qui imprègnent progressivement la société française.

À travers un parcours thématique et chronologique décliné en deux volets, l’exposition retrace, dans une première partie, l’origine de cet intérêt pour les arts et l’architecture de l’Islam à travers le contexte culturel parisien du début du XXe et explore le climat de création autour des dessinateurs et des ateliers, à la recherche de leurs sources d’inspiration. La seconde partie illustre le répertoire de formes inspiré par les arts de l’Islam depuis le début du XXe siècle jusqu’à nos jours.

Diadème, Cartier Londres 1936
Diadème, Cartier Londres 1936
Platine, diamants, turquoises. Vincent Wulveryck. Collection Cartier
© Cartier

Dès l’introduction, le visiteur est plongé au cœur des formes et des motifs : trois créations emblématiques de la Maison Cartier sont mises en regard de chefs-d’œuvre des arts de l’Islam. Tout au long de la galerie nord, l’enfilade de salles invite à explorer le processus de création, à la recherche des premières sources d’inspiration des bijoux. Les ouvrages conservés dans la bibliothèque de Louis Cartier et la collection d’art islamique qu’il a réunie sont autant de ressources rendues accessibles aux dessinateurs. La collection personnelle de Louis, reconstituée grâce aux archives de la Maison, est ici présentée au travers de plusieurs chefs-d’œuvre réunis pour la première fois depuis la dispersion de la collection. Parmi les dessinateurs, figure au premier rang Charles Jacqueau, dont le fonds de dessin est ici présenté grâce au prêt exceptionnel du Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris.

Panneau de revêtement, Iran, fin XIVe - XVe siècle
Panneau de revêtement, Iran, fin XIVe - XVe siècle
Mosaïque de céramique. Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam, dépôt du Musée des Arts Décoratifs, Paris
© 2010 musée du Louvre / Raphaël Chipault

L’exposition se poursuit avec les voyages que Jacques Cartier entreprend notamment en Inde, en 1911, pour rencontrer les princes de la péninsule. Le commerce des pierres précieuses et des perles ouvre à Jacques Cartier la voie vers ce pays. Ils lui permettent de développer la clientèle des maharadjahs et de collecter des bijoux anciens et contemporains, pour les revendre en l’état, s’en inspirer ou les recomposer au sein de créations nouvelles.

Ces différentes sources d’inspiration et les bijoux orientaux qui enrichissent les stocks de la Maison contribuent au renouvellement des formes mais aussi des techniques de fabrication. Les aigrettes, les pompons, les bazubands (bracelet allongé fixé sur le haut du bras) sont déclinés à l’envi et adaptés dans leurs formes, leurs couleurs et leurs matières au goût du jour. La flexibilité des bijoux indiens donne naissance à des innovations techniques, de nouvelles montures et assemblages. L’intégration de parties de bijoux, de fragments d’objets islamiques, désignés comme « apprêts », et l’utilisation de textiles orientaux pour créer des sacs et accessoires constituent également l’une des marques de création de la Maison en ce début de XXe siècle.

Projet de poudrier, Cartier, Paris, vers 1920
Projet de poudrier, Cartier, Paris, vers 1920
Crayon graphite, encre de Chine et gouache sur papier transparent. Archives Cartier Paris
© Cartier

La seconde partie de l’exposition est entièrement consacrée, dans la galerie sud, au répertoire des formes inspirées par les arts de l’Islam, à travers, notamment, des œuvres du Musée des Arts Décoratifs et du musée du Louvre. La plupart de ces œuvres ont été présentées lors des premières expositions consacrées aux arts de l’Islam, alors certainement vues par les dessinateurs de la Maison ou connues par eux au travers des publications conservées dans la bibliothèque de Louis Cartier.

Célèbre pour sa production de bijoux de style guirlande, la Maison Cartier développe, dès 1904, des pièces dont les lignes s’inspirent des compositions géométriques issues des arts de l’Islam découvertes au travers des livres d’ornements et d’architecture. Décors de briques émaillées originaires d’Asie centrale, merlons à degrés… constituent les bases d’un répertoire précurseur qualifié plus tard d’« art déco » – en référence à l’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris en 1925 – et qui très tôt a fait entrer la Maison dans la modernité.

La production de la Maison sous la direction artistique de Louis Cartier est notamment marquée par une inspiration issue du monde iranien et des arts du livre. Les motifs qui ornent les reliures – médaillon central cerné de fleurons et d’écoinçons – sont repris parfois en l’état, mais ils sont plus souvent décomposés et recomposés de manière à créer un motif dont la source devient illisible à tout oeil non exercé. C’est le cas des mandorles, palmettes, fleurons, rinceaux, sequins, ondulations, écailles… Louis innove par de nouvelles associations de couleurs et de matières, mariant le lapis lazuli et la turquoise, associant le vert du jade ou de l’émeraude au bleu du lapis lazuli ou du saphir pour créer son célèbre « décor de paon ».

Ornement de tête, Cartier, New York, vers 1924
Ornement de tête, Cartier, New York, vers 1924
Platine, or blanc, or rose, diamants, plumes. Marian Gérard. Collection Cartier
© Cartier

Sous la direction artistique de Jeanne Toussaint, le style de la Maison laisse place, dans les années 1930, à de nouvelles formes et associations de couleurs inspirées essentiellement du monde indien. Tutti Frutti, sautoirs, bijoux en volume caractérisent le style hautement reconnaissable de la Maison et ses nouvelles productions qui émaillent la seconde moitié du XXe siècle.

L’espace central de la nef complète ce parcours avec des dispositifs digitaux élaborés avec les équipes d’Elizabeth Diller, du studio DS+R, destinés à apporter une autre dimension aux bijoux.

Parfois aisément identifiables, d’autres fois décomposés et recomposés jusqu’à rendre leur source intraçable, les motifs et les formes issus des arts et de l’architecture de l’Islam intègrent le langage stylistique des dessinateurs jusqu’à constituer encore à ce jour une partie du répertoire de la Maison, qu’illustrent des pièces de joaillerie contemporaine qui achèvent ce parcours.

Pyxide, Sicile, XVe siècle
Pyxide, Sicile, XVe siècle
Ivoire (éléphant), alliage de cuivre. Présentée à l’exposition des Arts musulmans, Paris, Musée des Arts Décoratifs, 1903. Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam
© 2015 musée du Louvre / Chipault - Soligny

Pour la première fois, le processus de création d’une grande Maison de joaillerie est mis en lumière. La grande richesse des archives, les nombreux dessins et le fonds photographique ont permis de retrouver la source originelle de nombreuses créations de Cartier et de comprendre l’important impact de la découverte des arts de l’Islam sur la Maison au début du XXe siècle. Le Musée des Arts Décoratifs a ouvert la voie à ces recherches spécifiques lors de l’exposition « Purs décors ? Arts de l’islam, regards du XIXe siècle » en 2007, au moment même où ses collections rejoignaient celles du musée du Louvre, pour former, grâce à un dépôt de grande ampleur, le département des Arts de l’Islam, inauguré en 2012. Ces recherches sont aujourd’hui approfondies dans le domaine de la bijouterie et joaillerie à travers l’histoire créative de la Maison Cartier.

Visite virtuelle de l’exposition

L’exposition a fermé ses portes mais vous pouvez toujours découvrir l’exposition virtuelle : parcourez les espaces en toute liberté, admirez les œuvres (pour certaines en haute définition) en profitant des cartels et d’explications détaillées... Comme si vous y étiez !

Découvrez le film d’Anna-Claria Ostasenko Bogdanoff

« Il naît une sensation d’éternel à discerner un motif oriental ancestral au creux d’un bijou Cartier. À comprendre que le mur d’une mosquée inspire la régularité géométrique d’un diadème. À saisir que l’histoire de l’humanité se répète, sans début ni fin, de la brique au diamant. J’ai voulu, à travers mon film, naviguer entre les bijoux Cartier et les arts de l’Islam, dans ce courant étoilé de motifs, de couleurs, de formes qui se répondent et s’appellent. Naviguer jusqu’aux sources de la modernité, là où passé et présent n’existent plus. À ces confins, il ne reste qu’une seule ligne : celle de la création. » Anna-Claria Ostasenko Bogdanoff

Film de l’exposition «  Cartier et les arts de l’Islam. Aux sources de la modernité  »
Réalisation : Anna-Claria Ostasenko / Musique : Wenceslas Ostasenko
© Les Arts Décoratifs / Anna-Claria Ostasenko Bogdanoff
Exercices d’admiration : les arts de l’Islam, le musée et le joailler
Par Olivier Gabet, directeur du Musée des Arts Décoratifs
Nécessaire, Cartier Paris, 1924
Nécessaire, Cartier Paris, 1924
Or, platine, nacre, turquoises, émeraudes, perles, diamants, émail. Nils Herrmann. Collection Cartier
© Cartier

« Le savoir acquis dans un pays étranger peut être une patrie et l’ignorance peut être un exil vécu dans son propre pays » : les mots d’Averroès ne résonnent-ils pas aujourd’hui avec une acuité parfaite, près de neuf siècles après la naissance de ce juriste et philosophe musulman né à Cordoue ?

Plus que jamais, notre époque a besoin de connaissance et de réflexion, de remise en perspective et d’intelligence, de beauté et de poésie aussi. En quelques décennies, l’historiographie n’a eu de cesse d’écrire, avant même la popularisation progressive de la notion de « globalisation », une vision du monde en mouvement, dont témoigne avec éclat l’Histoire du monde au XVe siècle publiée en 2009 sous la direction de Patrick Boucheron. L’histoire de l’art n’a pas été insensible à ce phénomène, elle a même puissamment contribué à son épanouissement, rappelant avec pertinence que les œuvres d’art et les artistes eux aussi voyagent, et tout particulièrement les objets et les inspirations.

Coffret, Iran, XIXe siècle
Coffret, Iran, XIXe siècle
Bois et marqueterie de bois teinté, d’ivoire et de métal (khatamkari). Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam. Dépôt du Musée des Arts Décoratifs, Paris
© Musée du Louvre, Dist. RMN Grand Palais / Hervé Lewandowski

Dans le maillage si étroit des relations entre le monde occidental et les civilisations extra-occidentales, la civilisation de l’Islam occupe une place singulière, amplifiée au fil des siècles, tant dans les facettes culturelles très diverses qu’elle offre que dans sa géographie, du Bassin méditerranéen originel vers des territoires plus lointains, de l’Andalousie à l’Inde. Sujet à la fois éminemment politique et richement esthétique, le rapport entretenu par la création artistique européenne avec les arts de l’Islam n’a rien d’anecdotique, comme il n’autorise aucune naïveté sur le contexte historique, depuis les alliances diplomatiques entre la France de François Ier et l’Empire ottoman de Soliman le Magnifique, jusqu’aux conquêtes coloniales et impérialistes des XIXe et XXe siècles, entre fascination, violence et domination. Si la critique de l’orientalisme par Edward Saïd reste un socle fondamental, nombre d’études et d’expositions plus récentes ont contribué à révéler combien les arts de l’Islam sont passés du statut « d’objet passif d’une étude à celui de sujet actif d’une rencontre », pour reprendre les mots de Rémi Labrusse. Ses travaux remarquables ont pleinement approfondi notre compréhension de la place et de l’influence des arts de l’Islam sur l’art occidental, en Europe puis outre-Atlantique, notamment au mitan du XIXe siècle, période passionnante qui voit l’avènement progressif d’un savoir de ces identités culturelles si variées, et leur enracinement dans nombre de prospections d’ordre artistique et esthétique. [...]

Pendentif, Cartier Paris, commande de 1902
Pendentif, Cartier Paris, commande de 1902
Or, argent, diamants. Ancienne collection Jane Hading. Vincent Wulveryck, Collection Cartier
© Cartier

Si l’établissement est plus ancien, c’est bien Louis, aîné d’une fratrie brillante, avec Pierre et Jacques, qui donne définitivement, en quelques années de visionnaire, une renommée internationale à leur nom de famille, synonyme d’inventivité et de luxe. Parmi les clés de ce succès, l’enthousiasme réel et profond pour les arts de l’Islam a joué comme un sésame : alors que son frère Jacques Cartier, prédestination d’explorateur, part pour l’Inde et le golfe Persique en 1911-1912, à la rencontre des marchands de perles de l’île de Bahreïn, Louis réunit, grâce à un œil aguerri et un goût aiguisé, une collection qui, dans ce domaine, comptera parmi les plus remarquables au XXe siècle. Cette passion singulière n’est pas une accumulation stérile, elle devient le ferment fructueux d’une inspiration continue, qui de l’Inde à l’Égypte, du Maroc à l’Iran, réinvente des territoires d’une expression artistique proprement moderne, en dehors même des sentiers battus des sources de l’histoire européenne. [...]

Portrait de Fath ‘Ali Shah, attribué à Mihr ‘Ali, Iran, 1800-1806
Portrait de Fath ‘Ali Shah, attribué à Mihr ‘Ali, Iran, 1800-1806
Huile sur toile. Paris, musée du Louvre,département des Arts de l’Islam. Dépôt du Château-Domaine national de Versailles
Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Un siècle plus tard, c’est cette histoire que l’exposition « Cartier et les arts de l’Islam. Aux sources de la modernité » et le présent catalogue racontent, avec précision, curiosité, générosité et panache. [...] Ce projet ambitieux a œuvré, pendant plusieurs années, à décloisonner les connaissances et à étudier avec un soin sans précédent un pan entier de l’histoire du goût, avec la complicité bienveillante de nombre de musées. [...]

Il s’agissait de prendre le temps de plonger dans les vastes archives de la Maison Cartier, de croiser leurs renseignements dans les collections publiques ou privées à travers le monde, de donner chair aux passions d’un homme, d’une famille, d’une maison, en les inscrivant dans ce mouvement de connaissance et reconnaissance de la place première des arts de l’Islam dans l’histoire de l’art et des arts décoratifs, en donnant à voir l’élan considérable et bouleversant que ces arts ont donné à l’art de la joaillerie, grâce à la perspicacité de quelques-uns, de Louis Cartier à Jeanne Toussaint. [...]

Dans une époque livrée à tant de crises et de tourments, de tensions et d’incompréhensions, la mission des musées est bien de donner à voir et à comprendre, de faire aimer et découvrir. Si, en leur temps, Louis Cartier et les siens ont vibré à la beauté des arts de l’Islam, créant un répertoire inépuisable de formes et d’admirations, c’est aussi qu’il leur revenait de faire aimer, de leur place, et de montrer encore ce qu’Henri Loyrette nommait en 2012 « la face lumineuse de la civilisation de l’Islam ».

Les arts de l’Islam « révélés », une voie vers la modernité ?
Par Judith Henon-Raynaud et Évelyne Possémé, commissaires de l’exposition
Merlon à degrés à décor de palmette, Iran, Xe-XIe siècles
Merlon à degrés à décor de palmette, Iran, Xe-XIe siècles
Stuc. Paris, musée du Louvre, département des Arts de l’Islam
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais /Claire Tabbagh / Collections Numériques

Au début du XXe siècle, la voie qui conduit à l’émergence d’une discipline consacrée à l’étude des arts de l’Islam est longue. Liée à l’orientalisme du XIXe siècle et à ses contradictions, elle s’en dissocie progressivement. Son objet devient admirable pour ses qualités propres ; son contexte de production est mis en lumière pour être repositionné dans une véritable histoire de l’art. Le contexte politique international y contribue : l’affaiblissement des grands empires qui font face aux appétits coloniaux occidentaux est propice à la fuite des œuvres vers l’Europe et notamment Paris. La réception des œuvres, et particulièrement des peintures et des manuscrits, à travers les grandes expositions du début du XXe siècle, a un impact fort sur les artistes et les créateurs de l’époque, pour qui ils constituent une véritable « révélation ». La société se met à l’heure persane et l’on peut se demander si ceux qui ont vu dans les arts de l’Islam une manière de sauver l’art occidental, alors en manque d’inspiration, n’ont pas contribué à ouvrir une nouvelle voie vers la modernité. [...]

C’est sous l’égide de l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, institution créée en 1864 et qui devient en 1882 l’Union centrale des arts décoratifs (Ucad), que se structure un noyau d’amateurs qui contribuent à l’émergence d’une nouvelle discipline consacrée à l’étude des arts de l’Islam. L’exposition de 1893 au palais de l’Industrie marque un tournant : il s’agit de la première exposition d’« art musulman », dénomination qui prévaut désormais sur les termes « sarazin » et « arabe ». La qualité des œuvres exposées est remarquable et l’ambition est bien de retracer l’histoire des arts de l’Orient tout en stimulant les arts occidentaux. [...]

Broche-cliquet, Cartier Paris, 1920
Broche-cliquet, Cartier Paris, 1920
Platine, onyx, diamants, saphirs, corail. Vincent Wulveryck, Collection Cartier
© Cartier

Sa réception en est cependant assez mauvaise et témoigne d’un changement de perception chez les amateurs qui critiquent la scénographie orientaliste et le mélange des genres.

L’« Exposition des arts musulmans » de 1903 se construit en réaction : d’une véritable rigueur scientifique, elle est organisée par Gaston Migeon, jeune conservateur du Louvre et figure de proue de ces amateurs éclairés, qui s’appuie sur l’Ucad et sur un réseau de collectionneurs parisiens afin de réunir un ensemble d’œuvres rigoureusement sélectionnées, loin de l’orientalisme de pacotille des précédentes expositions. Sa réception est sans précédent dans le milieu des amateurs : « les yeux ne s’ouvrirent tout à fait qu’en 1903 », commente le collectionneur d’art oriental Georges Marteau. [...]

Au lendemain de l’exposition de 1903, les Allemands, définitivement convaincus par l’importance des arts de l’Islam, décident l’ouverture d’un département dédié au sein des musées de Berlin. En 1910 à Munich, une exposition sans précédent consacrée à l’art islamique rassemble quelque 3 553 œuvres provenant d’institutions et de collections privées, notamment françaises, organisées par zone géographique et par technique. L’espace est immense, les murs blancs, et les œuvres livrées au regard des visiteurs pour elles-mêmes, sans accumulation [...]. L’ambition des commissaires, tout en permettant de stimuler la créativité moderne, est bien de positionner l’art islamique au même niveau que les autres productions artistiques et de faire la démonstration de sa valeur intrinsèque. Chaque objet est utilisé ici dans une optique scientifique, afin d’écrire une histoire de l’art. [...]

Thématiques

La Maison Cartier, une histoire de famille

Louis-François Cartier (1819-1904) débute sa carrière de joaillier chez Adolphe Picard dont il reprend l’atelier en 1847. Soucieux de l’avenir de son entreprise, Louis-François forme très tôt son fils Alfred (1841-1925) avec lequel il s’associe en 1872.

Alfred a trois fils, Louis (1875-1942), Pierre (1878-1964) et Jacques (1884-1941). Il s’associe en 1898 avec Louis alors âgé de 23 ans et sur ses conseils, la Maison déménage l’année suivante au 13 rue de la Paix, alors haut lieu de la mode et de la joaillerie. Elle se dote alors d’un studio de dessinateurs et quelques années plus tard d’un atelier de fabrication (1929).

Au début du XXe siècle, la Maison vend et conçoit des bijoux, mais revend également des objets d’arts : porcelaine de Sèvres, de Mennecy et objets divers (petits tableaux, cadres, bijoux indiens ou Renaissance et œuvres islamiques). [...]

La collection d’art islamique de Louis Cartier

Il est difficile de dater le début de sa collection personnelle d’art islamique, d’autant que Louis achète régulièrement pour la Maison Cartier des pièces orientales. L’exposition d’art islamique de 1910 à Munich et l’arrivée sur le marché de l’art parisien des plus belles pages de l’art du livre persan et indien dans les années 1906-1910, semblent être à l’origine d’un intérêt qui ne se démentira pas jusqu’à sa mort.

Plumier dit de « Mirza Muhammad Munshi », Inde, Deccan, fin du XVIe-début du XVIIe siècle
Plumier dit de «  Mirza Muhammad Munshi  », Inde, Deccan, fin du XVIe-début du XVIIe siècle
Ivoire de morse sculpté, gravé et incrusté d’or, de turquoises, de pâte noire et de soie Paris, musée du Louvre Département des Arts de l’Islam
Photo © Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais / Hervé Lewandowski

Louis apparaît comme prêteur dès l’exposition de 1912 consacrée aux « miniatures persanes », organisée au Musée des Arts Décoratifs, de même qu’aux suivantes, avec des pièces d’une très grande qualité aux pédigrées exceptionnels. Son goût le porte vers les manuscrits, peintures et objets incrustés d’Iran et d’Inde, des XVIe et XVIIe siècles.Collectionneur discret, Louis n’a jamais publié ses collections et les pièces qu’il réunit tout au long de sa vie sont dispersées après sa mort, essentiellement aux États-Unis. Cette collection est aujourd’hui reconstituée grâce aux archives de la Maison Cartier (livres de stock, factures, négatifs sur plaque de verre) et aux publications et catalogues des expositions auxquelles il participa. [...]

Le répertoire des formes

Cette seconde partie de l’exposition est consacrée au répertoire des formes inspirées par les arts de l’Islam. Les bijoux et objets Cartier y sont organisés par motifs. Ils sont mis en regard d’œuvres islamiques provenant des collections du Musée des Arts Décoratifs et du musée du Louvre qui, pour la plupart, ont été présentées lors des premières expositions consacrées aux arts de l’Islam. Les dessinateurs de la maison ont certainement vu ces œuvres au cours de ces manifestations, ou bien les ont découvertes à travers les albums des expositions, présents dans la bibliothèque. Des photographies conservées dans les archives Cartier et des dessins permettent d’éclairer les sources d’inspiration ainsi que le processus créatif.

  • Diadème, Cartier Paris, commande de 1912
    Diadème, Cartier Paris, commande de 1912
    Platine, cristal de roche, diamants. Marian Gérard, Collection Cartier
    © Cartier
  • Owen Jones, Arabian no. 2, {Grammaire de l'ornement}, pl. 32. Londres, Day and Son, Ltd., 1865
    Owen Jones, Arabian no. 2, Grammaire de l’ornement, pl. 32. Londres, Day and Son, Ltd., 1865
    Archives Cartier Paris
    © Cartier

En l’absence de certains bijoux Cartier, des tirages modernes réalisés à partir des négatifs de l’époque conservés dans les archives permettent de montrer l’importance de certains motifs et confirmer des tendances. Sous la direction artistique de Louis Cartier du début du XXe siècle, jusqu’aux années 1930, et avec le dessinateur Charles Jacqueau, l’architecture, les arts du livre et les textiles sont parmi les principales sources d’inspiration et donnent naissance aux merlons à degrés, jeux de briques, mandorles, ocelles et tigrures, fleurons, rinceaux, boteh, cyprès...

En 1902, l’année du couronnement d’Édouard VII, Cartier ouvre une succursale à Londres sous la direction de Pierre puis de Jacques (à partir de 1906). En 1909, Alfred ouvre une nouvelle branche à New-York, qu’il confie à Pierre, donnant alors une dimension internationale à la Maison.

Les motifs tapissants

{Décoration arabe}, Études de motifs décoratifs (détail), d'après la {Grammaire de l'ornement} de Jones, Cartier Paris, vers 1910[en]{Studies of Arab art and Arab-style patterns}, Owen Jones, {Grammaire de l'ornement} Cartier Paris, c. 1910
Décoration arabe, Études de motifs décoratifs (détail), d’après la Grammaire de l’ornement de Jones, Cartier Paris, vers 1910[en]Studies of Arab art and Arab-style patterns, Owen Jones, Grammaire de l’ornement Cartier Paris, c. 1910
Crayon graphite et encre sur papier transparent. Archives Cartier Paris
© Cartier

Les motifs tapissants retrouvés dans les livres d’ornements du XIXe siècle ont suscité l’intérêt des dessinateurs de la Maison, comme en témoignent les nombreux dessins conservés dans les archives de Cartier et dans la collection Charles Jacqueau du Petit Palais. Particulièrement adaptés aux surfaces planes, ces motifs ont été utilisés sur des nécessaires, des étuis à cigarettes et des tubes de rouge à lèvres. Leur traitement souvent bicolore (noir et or ou bleu et or), travaillé en lignes épurées et en aplat en font des pièces d’une étonnante modernité à la source devenue parfois difficilement identifiable.

Les couleurs de Louis Cartier

Bouton, Inde, XVIIIe siècle
Bouton, Inde, XVIIIe siècle
Jade, or, rubis, émeraudes sertis en kundan. Paris, Musée des Arts Décoratifs
© MAD, Paris / Jean Tholance

Dès les années 1910, les matières et les couleurs du monde iranien inspirent la création Cartier par le choix d’harmonies inusitées, ainsi le rapprochement du bleu des saphirs et du vert des émeraudes ou du jade appelé « décor de paon ». Le bleu des turquoises iraniennes est associé au bleu profond et pailleté du lapis-lazuli d’Afghanistan, reproduisant ainsi les couleurs des revêtements glaçurés de briques et de céramique d’Asie centrale.

L’Inde et les années Jeanne Toussaint

Collier « hindou », Cartier Paris, 1963
Collier «  hindou  », Cartier Paris, 1963
Platine, or, diamants, saphirs, émeraudes, rubis. Commande spéciale de Daisy Fellowes en 1936, modifiée à la demande de sa fille, la comtesse de Castéja, en 1963. Nils Herrmann. Collection Cartier
© Cartier

Lorsque Louis Cartier se retire en 1933, il confie la direction artistique de la branche parisienne à Jeanne Toussaint qui travaillait depuis longtemps à ses côtés. Jusque dans les années 1970, elle va suivre l’impulsion donnée par Louis Cartier tout en apportant son style et des innovations. Collectionneuse de bijoux indiens comme certaines de ses clientes, la décoratrice Lady Mendl, Daisy Fellowes ou la comédienne Maria Félix, elle pousse les ateliers à utiliser des bijoux indiens complets qu’ils démontent et remontent en en juxtaposant différemment les éléments. Aux harmonies colorées inaugurées dans les années 1910, tel l’association de la turquoise et du lapis-lazuli, elle ajoute, dans les années 1940 le mauve de l’améthyste. Elle aime les bijoux en volume et fait monter les pierres précieuses taillées en boule pour constituer de larges colliers à plusieurs rangs. Dans les années 1970, le mouvement hippie met à la mode les longs sautoirs et les colliers berbères.

Journée d’études : Cartier et les arts de l’Islam
Jeudi 3 février 2022

« La création et ses processus, une appropriation culturelle ? »

Dans le cadre de l’exposition « Cartier et les arts de l’Islam. Aux sources de la modernité », une journée d’études fut organisée sous la présidence de Pierre CAYE, philosophe, directeur de recherche au CNRS et co-directeur de la publication "Les cahiers de l’Ornement" (Centre Jean Pépin / République des Savoirs)

Cette journée a abordé la question de la transmission des motifs et des techniques entre Orient et Occident, du processus de création et de l’appropriation culturelle.

Nous remercions la Maison Cartier pour sa participation à l’organisation de cette journée d’études.

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