(…) le célèbre pilote Stirling Moss écrivait dans ses souvenirs : « La course, pour moi, est assez semblable à la peinture. La voiture est seulement l’instrument, comme les couleurs pour le peintre. Une voiture est mieux qu’une autre, plus belle, une sorte de couleur est meilleure qu’une autre. Mais en réalité cela n’a pas d’importance. Le peintre crée avec n’importe quoi, au besoin avec les crayons de couleur d’un enfant. Donnez à Picasso une boîte de crayons de couleur cassés, il vous rendra quelque chose qui vaut 2 000 livres. Je pense réellement que la conduite automobile est un art1. » Ce parallèle qui a dû surprendre plus d’un artiste – et plus d’un pilote – est en fait d’une profondeur peu commune. L’automobile est en effet un objet cinétique, et on ne saurait donc séparer sa beauté du mouvement pour lequel elle a été créée. Mais au-delà de cette constatation évidente, il existe une étroite parenté entre la création automobile et la conduite en compétition. Celle-ci s’établit au nom de la ligne. Pour qui a une certaine habitude de la conduite sportive, le rapport entre le pilote et l’artiste apparaît clairement. On trouve chez l’un comme chez l’autre le mélange – aux proportions variables – de savoir et d’intuition qui définira l’œuvre parfaite ou la trajectoire parfaite, en fonction de contraintes matérielles où le hasard joue parfois un rôle déterminant. La course, dont l’esprit a marqué la quasi-totalité des voitures réunies dans cette exposition, est une œuvre où la quête de la vitesse passe par le dessin, celui de la trajectoire, qui dans certains cas équivaut à une véritable signature.
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À la ligne de la trajectoire idéale, toujours harmonieuse, répond le concept de ligne automobile. Le dessin, même celui des carrosseries réalisées sans « planche à dessin », dont quelques exemples parmi les plus merveilleux sont présentés ici, n’est jamais loin de la ligne. Il est curieux de constater que, du moins dans la langue française, l’automobile a largement absorbé ce mot de ligne, mot aux sens multiples s’il en est. Or ce terme, pris dans le sens où on l’entend aujourd’hui à propos d’une carrosserie, est répertorié comme du domaine des beaux-arts par Littré, qui le définit ainsi : « Effet général produit par la réunion et la combinaison des diverses parties soit d’un objet naturel soit d’une composition. » L’évolution naturelle du langage nous enseigne donc la parenté de l’automobile et des arts majeurs.
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Si l’enveloppe extérieure de la voiture est évidemment le sujet qui appelle le parallélisme le plus évident avec la création artistique, on ne saurait cependant limiter à celle-ci la beauté automobile. L’esthétique du moteur Bugatti Type 57S répond en tout point à la carrosserie de l’Atlantic : netteté, angles vifs du bloc à la surface soigneusement polie, courbes harmonieuses des tubulures d’échappement destinées à éviter les turbulences. Là encore, la recherche d’efficacité maximale conduit à une économie du trait par laquelle la mécanique d’exception se reconnaît d’emblée à l’élégance de son dessin, à ses solutions audacieuses, que la course a mises ou mettra à l’épreuve.
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Durant ces années où la conception d’un véhicule se passe de l’ordinateur et des systèmes de projection sophistiqués qu’il autorise, s’est développé un aérodynamisme intuitif ou imaginaire auquel on doit sans doute certaines des plus belles l’air la plus efficace, mais il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que cette fluidité investisse réellement la quasi-totalité des voitures de compétition, pour que des formes ovoïdes ou élancées – ancêtres du bio-design actuel – intègrent totalement les organes mécaniques dans une robe dont l’aérodynamisme unifie les différentes parties du véhicule. Cinq ans seulement séparent la Jaguar XK120 de la Porsche 550 Spyder qui, avec son poste de pilotage quasiment central en raison d’un moteur flat-6 placé à l’arrière, s’avère très proche des proportions que l’on observe sur les machines de course d’aujourd’hui. La XK120, en revanche, témoigne de l’ultime évolution d’une ligne typiquement années 1930, mais dont les éléments auparavant disjoints se trouveraient enfin intégrés à une forme globale, comme en une évolution biologique où capot, coffre, ailes, habitacle, phares, autrefois conçus comme autant d’objets distincts et juxtaposés, se rejoindraient enfin dans un dessin où il nous est cependant encore loisible de lire leur histoire récente. La beauté automobile, dans son évolution première, aura été de la fragmentation vers l’unité.
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Contrairement à la plupart des réalisations que le design peut légitimement revendiquer, l’automobile, comme tout objet cinétique, est solitaire. Conçue pour elle-même, elle n’a pas a priori à s’intégrer à un ensemble statique dont elle contribuerait à construire l’harmonie, même si son dessin, s’il est assez subtil, se fond toujours à merveille avec le tracé du circuit et ses sinuosités, le paysage ou le monument, le végétal ou l’architecture. Voilà pourquoi certains grands créateurs automobiles ont réfuté l’appellation de designer, lui préférant celles de styliste ou encore de maître carrossier, soulignant par là la distance séparant l’automobile de l’esthétique industrielle. Ce particularisme esthétique se renforce bien sûr lorsqu’il s’agit de modèles liés de près ou de loin à la compétition, comme c’est le cas de tous ceux présentés dans cette exposition. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces modèles n’incarnent pas leur temps de façon bien plus intense que d’autres plus courants.