La vie des profondeurs
Sous la surface des océans demeure un
monde invisible à l’œil nu mais pourtant
fondamental à la vie sur Terre. En 2020,
dans sa collection « Sensory Seas »,
Iris van Herpen s’empare de cet
écosystème et du bestiaire planctonique,
et à plus large échelle, des animaux marins
pour dessiner les lignes et les textures
de ses robes. Les êtres unicellulaires
et la famille des hydrozoaires, dont les
méduses, incarnent continuellement
un ensemble des plus inspirants pour la
créatrice. Ils constituent des références
primordiales qui lui permettent de dévoiler
l’insaisissable pour donner vie à ses
vêtements. Comme les maîtres-verriers du
XIXe siècle Léopold et Rudolf Blaschka ont
permis l’accès à ce monde invisible grâce
à leurs étonnants modèles pédagogiques,
Iris van Herpen s’empare des mêmes
sujets pour les transposer, entre artisanat
et nouvelles technologies, dans l’univers
de la haute couture.
L’eau et les rêves
Liquide, solide, gazeuse, l’eau apparaît
régulièrement dans les créations
d’Iris van Herpen, jusqu’à devenir
le sujet principal en 2010 de la collection
« Crystallization ». Composant majeur
du corps humain, elle surgit de ses
robes pour transcender ce flux invisible
qui constitue notre essence. À toutes
les échelles, goutte de pluie comme
tsunami, allégorie poétique comme porte
des ténèbres, harmonie comme
chaos, sous forme d’écume, de liquide
cristallisé ou d’ondes, elle convoque
l’imaginaire foisonnant de la créatrice.
Bulles suspendues dans l’espace,
éclaboussures transparentes, brume,
vagues turquoise ou outremer, les œuvres
aquatiques d’Iris van Herpen révèlent les
mystères et les pouvoirs métamorphiques
de l’eau qui se manifestent à travers tout
un éventail de matériaux et de techniques,
allant du verre soufflé au plexiglass
thermoformé, de la découpe laser
au Suminagashi, technique japonaise
de dessins marbrés à l’encre.
Les forces du vivant
La fascination d’Iris van Herpen pour les
formes issues de la nature, l’a amenée
à réfléchir à la morphogénèse et aux
forces créatrices aux origines du vivant.
L’infiniment petit s’est imposé pour
lui révéler la beauté d’êtres invisibles
et lui ouvrir la voie à des grammaires
esthétiques et à des matérialités
nouvelles. Elle s’est passionnée
notamment pour les planches illustrées
du biologiste Ernst Haeckel qui mirent
en lumière au XIXe siècle les êtres
microscopiques. Mêlant les arts et
les sciences, elle explore des terrains
terrestres ou marins pour en décrypter
les architectures et les textures. Dans un
corps-à-corps avec la faune et la flore, les
robes fusionnent progressivement avec
celles qui les portent. Sa préoccupation
pour la préservation de l’environnement
l’incite à éveiller notre regard sur le
monde comme dans sa collection
« Earthrise », en collaboration avec l’artiste
Rogan Brown, où elle choisit de magnifier
le plastique recyclé.
Le squelette incarné
Cabinets de curiosités et galeries
d’anatomie sont des creusets fertiles
d’inspiration pour Iris van Herpen.
Comme Michel-Ange ou
Jean-Antoine Houdon qui étudiaient
par le biais des écorchés les
représentations anatomiques de l’humain,
la créatrice analyse squelettes mais aussi
muscles, tissus, fascias et réseaux pour
proposer plus qu’un vêtement, une peau
neuve à ses collections. Ses robes,
structures hybrides, deviennent projection
de notre constitution intrinsèque, fiction
d’un corps renouvelé. Exploitant les
frontières entre le vivant et l’inerte,
Iris van Herpen redonne vie à la silhouette.
Le vêtement, mutation d’anatomies
complexes se dessine alors tel un corps
en extension. Elle met ainsi en lumière
et en perspective ce qui ne se devine qu’à
travers la faible transparence de la peau
ou le génie de la machine. Elle pratique
l’IRM artistique, la radiographie créative
des structures de la vie.
La dynamique des structures
Grâce à son approche holistique,
Iris van Herpen s’intéresse à l’existence
de toutes les structures qu’elles
soient naturelles ou artificielles,
organiques ou architecturales. Le corps
devient le composant d’un tout, relié
à sa physicalité mais aussi à son esprit
et à son âme. Elle puise dans les
singularités du vivant pour en extraire
des écosystèmes, des processus
de croissance, des interconnexions.
Les champignons, à eux seuls un des
règnes du vivant, composent ce monde
à part, tissé d’enchevêtrements de
filaments de mycélium, qui séduisent Iris
van Herpen tant par la beauté de leurs
réseaux que par l’intelligence de leur
système génératif. Ode à la nature, ses
collections comme « Roots of Rebirth »
sont un hommage à cette toile organique
inframince et souterraine. Célébration
du gothique flamboyant, sa Cathedral
Dress réinvente les codes du vêtement.
Synesthésie
Si la matérialité du corps, son anatomie
et ses réseaux entrent en résonance
avec les créations d’Iris van Herpen,
d’autres dimensions de l’être la fascinent
et l’inspirent. L’intérêt qu’elle porte
au cerveau et plus particulièrement
à la synesthésie ou aux phénomènes
complexes des états modifiés
de conscience, comme le rêve lucide ou
l’hypnose, lui permet d’étirer les frontières
de la mode au-delà de la simple
perception visuelle ou de l’expérience
tangible du vêtement. Fascinée par
la neurologie, elle cherche à susciter
le trouble, à magnifier les sens, à les
sculpter par les matériaux qu’elle
choisit. Comment diluer les frontières
de la perception ? Comment stimuler
le cerveau à travers les cinq sens
et comment les associer les uns aux
autres pour provoquer une nouvelle
expérience émotionnelle ?
Atelier alchimique
Le parcours d’Iris van Herpen est aussi
exceptionnel que la quiétude dans
laquelle elle réalise ses collections
à Amsterdam, dans un ancien entrepôt,
devant de larges baies vitrées ouvertes
sur les reflets de la rivière. Entourée
d’une équipe jeune et internationale,
chacune de ses collections débutent
par des expérimentations autour des
matériaux. Cette démarche qu’elle
qualifie de « craftolution » s’appuie
sur les liens étroits entre artisanat
et nouvelles technologies, projetant
ainsi la haute couture vers un nouvel
avenir. Iris van Herpen ouvre la voie à des
alternatives plus durables et responsables
grâce à son approche multidisciplinaire,
en revisitant les méthodes de fabrication,
l’amenant à collaborer avec de multiples
experts, tels que Philip Beesley
et le Living Architecture Systems
Group, Neri Oxman et Studio Drift,
ou encore Rogan Brown et Kim Keever.
Chacune de ses créations est ainsi
reconnaissable par cet équilibre subtil
d’inventivité, comprenant un large
éventail de techniques allant du moulage
en silicone, de l’impression 3D
et de la découpe au jet d’eau au plissé
ancien et à la sculpture aimantée.
Mythologie ténébreuse
Native du village de Wamel, proche
de Den Bosch, la ville du peintre flamand
Jérôme Bosch, Iris van Herpen a grandi
en examinant avec intensité les figures
fantastiques de l’artiste, mêlant alchimie,
mysticisme et allégories. Elle en garde
un goût certain pour l’hybridation
et le foisonnement questionnant
pareillement la nature animale et la nature
humaine, les fusionnant en des êtres
chimériques. À travers ses découvertes
faites dans les collections du Embassy
of the Free Mind, à Amsterdam, et
dans les cabinets de curiosités que
l’histoire de l’art a mis en lumière,
elle explore les émotions de la peur à
l’intérieur de ces mondes imaginaires.
Les ressources littéraires des périodes
symboliste et surréaliste, lui permettent
aussi d’exploiter la métaphore comme
un prisme d’expression, renouvelant
dès lors les typologies conventionnelles
de la mode. Des Métamorphoses
d’Ovide à la mythologie japonaise,
elle aime réinterpréter les mutations
de notre monde.
Nouvelle Nature
Dans de nombreuses collections, les
silhouettes d’Iris van Herpen, habillées
de lignes de vie, viennent célébrer
un nouveau concept de nature futuriste.
En présentant des perceptions d’un avenir
imaginaire, elle questionne avant tout
les distinctions entre nature et artifice
face à une société aspirée et fascinée
par la présence croissante du virtuel.
Mettant à l’épreuve la présence physique
du corps dans un monde post-humain,
la créatrice invite à observer une société
de plus en plus en interversion. Dans
les collections « Syntopia », « Escapism »
et « Voltage », elle interroge les liens
étroits entre sciences et technologie.
Fascinée par le monde de demain, Iris
van Herpen fusionne les disciplines,
les tissent les unes avec les autres,
pour donner naissance à une nouvelle
définition de la mode. Le vêtement,
métamorphosant le corps en être hybride,
incarne dès lors une vision futuriste
de notre monde.
Voyage cosmique
Iris van Herpen montre, à travers
l’exploration du cosmos, combien
elle manie l’art de la synthèse, s’inspirant
tout autant des dernières découvertes
que de l’histoire des arts et des sciences,
des cartes anciennes d’Andreas Cellarius
que des images du télescope
James Webb. Le cosmos et ses mystères
entretiennent son imaginaire et avivent
sa créativité. Métaphore de son approche
holistique, ils incarnent un espace
de déploiement sans limites, symbole
d’une liberté absolue. Les couleurs
flottent, s’animent et offrent de nouveaux
horizons pour les corps en lévitation.
Appréhender le cosmos, c’est pour elle
bouleverser l’ordre des choses et prendre
de la hauteur. Le monde devient un tout
au-delà de la seule planète Terre.
Il ne se développe plus de bas en haut
ou de haut en bas mais dans toutes
ses dimensions, comme un multivers,
sans plus de frontières si ce ne sont celles
de l’esprit et de son imaginaire, de l’âme
et de ses voyages cosmiques.