Le cabinet des dessins de collection
La donation faite par Elsa Schiaparelli
à l’Union française des arts du costume
en 1973 comprend 6 387 dessins
de collection, datés de 1933 à 1953,
répartis dans 55 albums reliés
ou isolés. Ces dessins non signés ont
été réalisés au graphite, au crayon
de couleur, à l’encre, au feutre,
à l’aquarelle ou à la gouache sur
du papier à dessin. C’est à l’issue
de la présentation de la collection dans
les salons de la maison de couture
que les dessinatrices, employées par
la maison Schiaparelli, reproduisent,
rapidement et avec soin, la silhouette
du mannequin portant le modèle. […]
À la différence des dessins signés par les
illustrateurs des revues de mode, ceux-ci
ne sont pas destinés à être publiés.
Avec le programme remis aux invités
qui indique le thème et les tendances
de la collection, ils sont des outils
d’information technique et de promotion
commerciale auprès des clientes qui
ne se sont pas déplacées et qui peuvent
ainsi passer leurs commandes. […]
Les dessins de collection constituent
ainsi la mémoire conforme et essentielle
des nombreux modèles de la couture
de Schiaparelli, durant une vingtaine
d’années, selon le rythme des quatre
collections annuelles : printemps,
été, automne et hiver. Ils en restituent
les riches variations de la ligne d’une
collection et le pouvoir de séduction
toujours actif des créations
d’Elsa Schiaparelli.
La parure du bijou fantaisie
La silhouette Schiaparelli se compose
d’un vêtement, d’accessoires que sont
le chapeau, les gants, et de bijoux qui sont
la touche ornementale et harmonieuse
de l’ensemble, œuvre d’artisans
bijoutiers. Appelés paruriers, ceux-ci
travaillent dans l’ombre de la couturière,
sans signer leur production. Le thème
de chaque collection est transmis
à l’artisan, qui fait des propositions
de modèles de bijouterie. Elsa s’entoure
de fournisseurs ayant une personnalité
forte, capables de partager sa fantaisie
et de l’étonner. C’est Jean Schlumberger
qui interprète avec élégance l’esprit
surréaliste de la couturière. Les bijoux
des artistes Alberto Giacometti et Meret
Oppenheim l’étonnent également. Dans
ses mémoires, Elsa fait l’éloge d’autres
collaborateurs : le fidèle Jean Clément,
« génial dans sa partie », Elsa Triolet,
femme du poète Louis Aragon, pour ses
colliers en forme de cachets d’aspirine,
et l’orfèvre François Hugo, arrière-petit neveu
de Victor Hugo, pour ses boutons.
Jean Cocteau, le trait poétique
Comme preuve de leur amitié, le poète
Jean Cocteau offre deux dessins à Elsa
Schiaparelli qu’il considère « comme
le plus excentrique de tous les créateurs ».
La couturière les reporte sur un manteau
du soir et sur une veste de tailleur
de la collection de l’automne 1937.
Le trait continu du dessin brodé au dos
du manteau produit l’illusion d’une double
image, celle de deux profils se faisant face
et celle d’un vase posé sur une colonne
cannelée et couronnée par un bouquet
de roses. Cette collaboration, qui exalte
l’imagination poétique, se traduit aussi sur
la veste de soirée. C’est la ligne traçant les
contours d’un visage féminin à la longue
chevelure de fils d’or brodée sur
la manche. Le prénom de Jean ponctué
d’une étoile constitue le monogramme
de Cocteau. Dans ses mémoires, Elsa
cite son film Le Sang d’un poète (1930)
qu’elle qualifie de surréaliste, malgré
le déni permanent du cinéaste pour cette
appellation. Selon l’artiste, il s’agit plutôt
d’imiter la mécanique du rêve sans dormir
qui permet, comme par magie, de passer
de l’autre côté du miroir.
Le papillon et sa métamorphose
Donnant un thème à chacune de ses
collections, Elsa Schiaparelli choisit
le papillon pour celle de l’été 1937.
Selon le programme de la présentation,
c’est une farandole dans laquelle un chant
d’oiseaux, un bourdonnement d’abeilles
et la gaieté des papillons s’unissent
en harmonie dans les imprimés d’été.
Pour la couturière, comme pour les
surréalistes, le papillon est source
d’émerveillement et d’émotion esthétique.
Il est le symbole de la beauté fragile
et de la brièveté de la vie puisqu’il naît
d’un œuf devenu chenille, changée
en chrysalide à la laideur ingrate. Ce bel
insecte animé aux formes fluides
insaisissables et aux battements d’ailes
veloutées est comparé, sous la forme
du conte, à la femme et à son inconstance
amoureuse. Il est à l’origine d’un conte,
celui de la belle Psyché (mot grec
signifiant à la fois âme et papillon de nuit)
tombant sous le charme d’un monstre
divin, rapporté au IIe siècle par Apulée
dans les Métamorphoses.
Meret Oppenheim, artiste surréaliste
Artiste suisse-allemande arrivée à Paris
en 1932, elle se lie avec André Breton,
chef de file des surréalistes, et avec
le photographe Man Ray. Au printemps
1936, elle vend à Elsa Schiaparelli
le dessin d’un bijou. Il s’agit d’un bracelet
en laiton recouvert de fourrure animale
qu’Elsa inclut dans sa collection de l’hiver
1936-1937. Meret porte ce bracelet
au Café de Flore en compagnie de Pablo
Picasso et de Dora Maar qui admirent
l’accessoire. Au cours de leur conversation
naît le projet de recouvrir de fourrure tout
objet sur la table. Le thé ayant refroidi,
ils commandent au serveur « un peu plus
de fourrure » ! Invitée en mai par Breton
à faire partie de l’exposition surréaliste
d’objets à la galerie Charles Ratton, Meret
présente Le Déjeuner en fourrure qui est
une tasse, sa soucoupe et sa cuillère
revêtues de fourrure. Cet objet surréaliste
est acheté par Alfred H. Barr pour les
collections du Museum of Modern Art
de New York.
Leonor Fini, la féminité triomphante du parfum Shocking
Peintre d’origine italienne, née à Buenos
Aires, provenant de Trieste, elle arrive
à Paris en 1931. Présentée à Christian
Dior par Max Jacob, elle expose ses
peintures dans la galerie Bonjean dirigée
par Dior. Schiaparelli découvre son
univers fantastique empreint de visions
oniriques peuplées de figures féminines
mythologiques. En 1936, elle peint
le portrait de Gogo Schiaparelli, fille
d’Elsa. À la demande de la couturière,
elle dessine le flacon du parfum Shocking.
La place Vendôme
Au milieu des années 1930, Elsa
Schiaparelli s’impose avec succès
comme une couturière de premier plan.
Elle ouvre une succursale à Londres
en 1933 et, en janvier 1935, elle quitte
ses locaux du 4, rue de la Paix, devenus
trop petits. Elle choisit de s’installer dans
un hôtel particulier au 21, place Vendôme,
dont la façade date du XVIIe siècle […]
Au rez-de-chaussée du bâtiment, elle
installe la Boutique Schiap qui propose,
selon la formule « prêt-à-porter », des
sweaters pour le soir, des jupes, des
blouses et des accessoires. Elle fait
appel à Jean-Michel Frank pour décorer
à l’étage les trois principaux salons
de couture dont les boiseries d’époque
Louis XV sont repeintes en blanc. Selon
la définition de Frank, l’élégance signifie
l’élimination pour atteindre la simplicité.
Celui-ci s’associe avec Alberto Giacometti
pour le dessin des rares objets
du mobilier, comme des colonnes
surmontées de coquilles en plâtre blanc
où se niche l’éclairage. L’espace dépouillé
et monochrome des salons théâtralise
au moyen de draperies abondantes
se fondant avec le mur, la présentation
des modèles par les mannequins.
Le rôle fondamental de la lumière pour
modeler l’espace contribue à créer une
dimension irréelle et étrange, à la manière
d’un paysage de Dalí. La présence
centrale de la colonne Vendôme
se retrouve dans le collage que Marcel
Vertès offre à Elsa en 1953, l’année
précédant la fermeture de sa maison.
Véritable résumé de ses créations les plus
emblématiques, cette œuvre de l’artiste
d’origine hongroise est un hommage
vibrant aux inventions de la couturière.
La cage des parfums
En février 1934, Elsa Schiaparelli,
superstitieuse, lance trois parfums :
Soucis, Salut et Schiap dont les noms
commencent par la lettre S. Le flacon
trapézoïdal du parfum Salut et sa boîte
en liège sont dessinés par Jean-Michel
Frank. En juin 1935, au rez-de-chaussée
de la maison de couture, s’installe la cage
aux parfums imaginée par Jean-Michel
Frank. Sa structure en bambous dorés
et en métal noir, permettant de présenter
les lignes de parfums et de cosmétiques,
est spectaculaire. La boutique Schiap
est une curiosité touristique animée
par un couple de mannequins en bois,
Pascal, « à la beauté purement grecque »,
et sa compagne Pascaline. En avril 1935,
le parfum Shocking, au flacon dessiné par
l’artiste Leonor Fini, devient la signature
à succès de la maison. En janvier 1947,
la société des Parfums Schiaparelli
emménage dans un laboratoire moderne
à Bois-Colombes. Le parfum Le Roy Soleil,
dont le flacon en cristal de Baccarat est
dessiné par l’artiste surréaliste Dalí, y est
produit en tirage limité.
La commedia dell’arte
Le thème de la commedia dell’arte
définit la collection du printemps
1939. Cette forme de théâtre comique
trouve son origine au XVIe siècle dans
la culture populaire italienne. Le principe
de la représentation donnée par une
troupe de personnages masqués,
identifiables par leurs costumes
familiers, repose sur des dialogues
improvisés provoquant les éclats de rire
et les exclamations du public. L’habit
d’Arlequin constitué d’une mosaïque
de losanges colorés est repris avec
élégance par Elsa Schiaparelli sur des
manteaux du soir. Grande amatrice
de bals costumés et de fêtes masquées,
organisés avec faste par ses clientes,
Elsa développe dans cette collection son
goût pour le travestissement amusant.
Ses références théâtrales sont partagées
par le peintre André Derain qui traite avec
mélancolie Arlequin et Pierrot. Le titre,
probablement ironique, de cette collection
fait écho à la comédie trompeuse
et inquiétante de l’actualité européenne,
à la suite des accords de Munich signés
en septembre 1938.
Le palais du Soleil
En observant le visage d’Elsa Schiaparelli,
son oncle Giovanni Schiaparelli,
astronome, compare les grains de beauté
de sa joue gauche au groupe des sept
étoiles de la constellation de la Grande
Ourse. Elle en fait son emblème personnel
qui décore ses créations, parmi d’autres
motifs célestes. La collection de l’hiver
1938-1939 brille de l’éclat des signes
du zodiaque, des planètes et des
constellations. Le thème est élargi
aux règnes de Louis XIV et de Louis
XV et à leur lieu de pouvoir, le château
et le parc de Versailles. En effet, selon
une vision héritée de l’Antiquité, les
rapports harmonieux entre les saisons
et les planètes sont représentés dans
les décors du château et des jardins.
Une cape est brodée d’une figure
de Phœbus en référence au Roi-Soleil,
tandis que la Manufacture de Sèvres,
créée par Louis XV, inspire le décor d’un
manteau. Une veste décorée de fragments
de miroirs, dans des cadres dorés de style
baroque, est peut-être inspirée des portes
des salons de la Guerre et de la Paix.
Cirque
Le thème de la collection de l’été 1938
est consacré au cirque. Sa présentation
le 4 février 1938 dans les salons
de la place Vendôme est l’occasion
d’un spectacle burlesque qui enchante
les invités. Elsa Schiaparelli écrit dans
ses mémoires qu’il s’agit de « la collection
la plus tumultueuse, la plus audacieuse »
lorsque les clowns furent lâchés en une
folle sarabande. Des éléphants, des
acrobates trapézistes et des chevaux
ornent des boléros du soir. Composée
de 132 modèles, cette collection inventive
et animée associe l’univers du cirque
à celui du mouvement surréaliste. En effet,
la date de son défilé coïncide avec
l’Exposition internationale du surréalisme,
organisée à Paris par André Breton et Paul
Éluard, à laquelle participent, entre autres,
les artistes Marcel Duchamp, Man Ray,
Pierre Roy et Salvador Dalí. Le numéro
de cirque qu’est l’homme-squelette est
à l’origine du squelette osseux brodé
sur une robe du soir, d’après un dessin
de Dalí.
L’art de la broderie
À partir de 1936, Elsa Schiaparelli
demande à Albert Lesage d’embellir
ses créations vestimentaires par des
motifs brodés à la main illustrant les
thèmes de ses collections. Fournisseur
reconnu pour son talent créatif et son
savoir-faire prodigieux, Albert Lesage
propose à la couturière des broderies
fidèles à sa fantaisie inventive et à son
humour alerte. Il s’agit d’un échange
stimulant puisqu’un échantillon brodé peut
être source d’inspiration pour la forme
d’un vêtement. Lors de la collaboration
avec Cocteau en 1937, Lesage brode les
dessins du poète, en particulier celui
représentant une femme à la splendide
chevelure dorée sur une veste en lin.
L’atelier Lesage fabrique aussi les petits
bouquets de fleurs ornant le flacon
du parfum Shocking. La maison
Lesage poursuit sa collaboration avec
la maison Schiaparelli pour les créations
contemporaines de Daniel Roseberry.
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