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Paradoxalement, le Bauhaus souffre de sa popularité. Après des années de controverses esthétiques, historiques et politiques, le Bauhaus s’est imposé, mais a perdu son identité dans la bataille. On le voit comme un mouvement artistique, une période de l’histoire de l’art, surtout un style, mais rarement comme ce qu’il est en réalité, c’est-à-dire une école, un lieu de transmission, d’expérimentation et de création. Fondée en 1919 à Weimar par l’architecte Walter Gropius, afin de fusionner l’enseignement des Beaux- Arts (dispensé avant la Première Guerre mondiale par l’École des beaux-arts de Weimar) et celui des arts décoratifs (assuré par l’École des arts appliqués d’Henry Van de Velde) et ainsi abolir les frontières entre les disciplines artistiques, l’école vota sa propre dissolution en 1933, incapable de continuer sa mission dans le climat idéologique et politique allemand. Les quatorze années d’existence du Bauhaus coïncident avec celles de la république de Weimar, tentative démocratique allemande coincée entre une monarchie autoritaire et un régime totalitaire. Comment une école aussi intrinsèquement liée à l’histoire de l’Allemagne, fondée qui plus est dans la ville de Goethe et de Schiller, est-elle devenue une source d’influence pour les architectes et designers du monde entier ? Comment une école a-t-elle pu réunir des professeurs aussi opposés que le mystique Johannes Itten et le rationnel László Moholy-Nagy, former des élèves aussi différents que le peintre Albers et la photographe Florence Henri ? L’histoire du Bauhaus est émaillée de querelles plus ou moins violentes entre les fortes personnalités artistiques qui le composent, entre peintres et architectes, expressionnistes et constructivistes, mystiques et rationalistes, militants socialistes et tenants de l’apolitisme. La force du Bauhaus est aussi d’avoir laissé ces différentes vues s’exprimer et coexister, animant sa communauté d’une vie artistique d’une extrême richesse, loin du dogmatisme souvent caractéristique des avant-gardes du XXe siècle.
Le Bauhaus surmonte ces apparentes contradictions car c’est avant tout l’esprit de l’école qui importe, esprit de liberté, d’invention, de création et de transmission, que les 1 250 étudiants ainsi que les artistes, architectes et designers qui l’ont fréquenté ont ensuite transmis tout au long du XXe siècle. Le Bauhaus est une utopie qui, pour faciliter l’émergence d’une nouvelle société, a repensé les conditions matérielles d’existence. Si cet esprit se prête particulièrement bien à l’Allemagne des années 1920, il est universel et permet de rassembler architectes, peintres, céramistes, orfèvres, etc., vers un but unique : la construction d’un nouvel environnement de vie.
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Bauhaus vient de bauen, construire, et de Haus, maison. Il s’agit de construire, certes des bâtiments, mais surtout un environnement total permettant d’améliorer les conditions de vie de chacun. Proposer, à bas prix, des objets fonctionnels et esthétiques, des bâtiments équipés jusqu’au moindre détail, en faisant travailler main dans la main artistes, artisans et industriels, est l’ambition collective de l’école
L’enseignement du Bauhaus
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L’enseignement au Bauhaus, entre trois et quatre ans, commence par un cours préliminaire obligatoire, permettant de mettre tous les étudiants au même niveau, qu’ils s’agissent de peintres confirmés devant abandonner les habitudes prises au cours de leur carrière, d’étudiants devant oublier les préceptes qu’on leur a enseignés dans les académies d’art, ou de très jeunes gens sans formation.
À la suite du cours préliminaire, les étudiants choisissent l’atelier dans lequel ils souhaitent poursuivre leur éducation — du moins les hommes. Bien qu’elles soient acceptées au Bauhaus bien plus largement que dans les autres écoles d’art, les femmes sont quant à elles quasi systématiquement orientées vers les classes de tissage. À la fin de l’enseignement, les apprentis passent l’examen pour devenir compagnon, et peuvent également recevoir le diplôme du Bauhaus. Certains décident, par la suite, de rester au Bauhaus comme assistant dans un atelier.
Le but du cours préliminaire, élément pédagogique primordial et révolutionnaire en 1919, est de faire comprendre aux étudiants les propriétés de chaque matériau, de chaque forme, de chaque mouvement, afin qu’ils puissent les utiliser au mieux par la suite. Il porte la marque de ses trois maîtres successifs aux profils très différents.
Itten, peintre marqué par le mysticisme, met l’accent sur la perception et l’expression de l’individualité de chacun. À partir d’analyses structurelles de tableaux de maîtres anciens, il expose des principes généraux de construction d’une image, mais aussi l’importance du regard dans la création artistique. Il s’agit de voir au-delà des contours de l’objet que l’on souhaite représenter et d’exprimer au mieux ce que l’on en a perçu. Il est aidé dans son enseignement par Gertrud Grünow, une musicienne travaillant sur les relations et les correspondances entre sons, couleurs et mouvements. Dans son cours de théorie de l’harmonie, elle cherche à améliorer la concentration des participants et l’utilisation de chaque sens, par des exercices de rythme, d’équilibre, de danse et de musique. Moholy-Nagy, qui reprend le cours en 1923, l’axe sur la perception visuelle, l’utilisation des trois dimensions et la construction.
Vivre au Bauhaus
Les différences existant entre le même cours dirigé par un maître différent soulignent que le Bauhaus est également une histoire de personne. Le Bauhaus est un lieu physique où maîtres, apprentis et compagnons vivent ensemble, et où la transmission du savoir se fait autant dans les ateliers ou les salles de classe qu’au quotidien. La pratique artistique est permanente : l’organisation de l’une des nombreuses fêtes (fête blanche, fête des barbes, des nez et des cœurs, fête pour l’ouverture du Bauhaus de Dessau, fête pour la naturalisation de Kandinsky, carnaval, etc.), au son de l’orchestre de l’école, suppose la création par les étudiants et les maîtres de décors, de costumes, de prospectus, de cartons d’invitation, etc. Des couples se forment, entre étudiants, mais aussi entre professeurs et étudiants ; des mariages se nouent, comme celui du couple le plus emblématique du Bauhaus : Josef et Anni Albers ; des rumeurs de liaisons circulent ; et des enfants naissent hors mariage, qui seront élevés au sein de l’école.
Le Bauhaus est ainsi également une très belle utopie de vie en communauté, en essayant de faire fi de conditions matérielles très dures. Au lieu d’enseigner, Gropius passe une bonne partie de son temps à sillonner l’Allemagne pour donner des conférences, lucratives pour l’école mais également susceptibles d’y intéresser de généreux mécènes. Manque de temps pour se développer pleinement, incompréhension du public ou objectif irréalisable depuis le début, le Bauhaus n’arrivera en effet jamais à s’autofinancer par la vente de ses objets, dont la cible est mal définie. Sa dimension sociale est également difficile à saisir.
Si les sympathies marxistes de son deuxième directeur, Hannes Meyer, l’orientent inévitablement, Gropius et Ludwig Mies van der Rohe cherchent quant à eux à garder l’école apolitique, refusant catégoriquement l’appellation de « cathédrale du socialisme ». La construction de lotissements bon marché et la création de produits beaux et pratiques, destinés à être fabriqués industriellement afin d’être les plus accessibles possible, classent néanmoins le Bauhaus du côté du progressisme social.