Ce texte est extrait du catalogue de l’exposition.

[…] Peu de structures sont aussi fondamentales dans le lexique de Philippe Apeloig que celle de la grille, ce réseau de coordonnées qui organise le contenu de façon visible ou sous-jacente, telles les fondations d’une architecture. Dans les années 1950 et 1960, les graphistes du rationalisme suisse ont doté ce système normé de langage d’un esprit utopique. Il devint plus tard le principe de construction de toute publication conçue à l’ordinateur. Les interfaces graphiques des logiciels de mise en pages proposent des choix instantanés en matière de colonnes, de gouttières et de repères. Les grilles dont se sert Philippe Apeloig sont tout sauf dissimulées. Dynamiques, complexes et affirmées, elles se déploient comme en avant-scène et non pas en arrière-plan, gouvernant le processus de construction plutôt que l’épaulant.

Philippe Apeloig a découvert la rigueur et le potentiel de ces systèmes de division de la page et d’organisation des informations pendant ses stages chez Total Design au début des années 1980. Il travaillait alors directement avec Daphne Duijvelshoff-van Peski et Jolijn Van de Wouw, qui étaient les assistantes de Wim Crouwel, le fondateur de l’agence. Les graphistes de cette agence de design, devenue une institution dans le paysage artistique et technologique néerlandais, réalisaient leurs croquis à la main, au Rotring et au crayon, sur du papier calque. Tous les projets étaient envisagés d’un point de vue purement typographique, contrairement à la tradition française qui voulait que les graphistes privilégient l’illustration et l’écriture manuscrite. Chez Total Design, on utilisait en général toujours les mêmes genres de police de caractères, moderne et sans empattements. Pour Philippe Apeloig, « cette approche stricte était un symbole de modernité ».

Suivant l’exemple de Wim Crouwel chez Total Design, Philippe Apeloig appréhende la grille de mise en pages comme un outil créatif et un système organisationnel. Mais si Crouwel utilise généralement ces systèmes de répartition d’un point de vue rationnel et fonctionnel, les réseaux structuraux développés par Philippe Apeloig sont fondés sur une plus grande diversité de formes et de relations. Il s’attache ouvertement à ce qui est maladroit, dépareillé ou discordant. Les grilles servent bien sûr à contrôler et à réguler mais aussi à briser, déformer et dissoudre l’organisation des textes et des images. Plus elles sont fines, plus elles servent de tramage ou de filtre pour décomposer la surface de la page et les éléments qui y sont disposés. La collision de formes inattendues dans une affiche comme celle de l’exposition « Radical Jewish Culture Scène musicale New York » (2010) trouve son étrangeté arythmique et son ordonnancement rigoureux dans la mécanique de la grille. Les lettres modulaires de cette affiche stupéfiante semblent flotter au-dessus de notes griffonnées à la main par le compositeur John Zorn. Pour donner au lettrage une véritable profondeur, Philippe Apeloig a découpé au laser un pochoir de ses propres caractères élaborés manuellement. Il a ensuite recouvert le pochoir de fusain émietté et créé ainsi des motifs qu’il a retouchés numériquement, puis superposés pour produire des ombres et des textures dans le corps des lettres, l’ensemble gagnant encore en puissance. La vie se fraie ici un chemin à travers les failles du quadrillage normé.

En principe transparente et discrète, la grille devient tangible et clairement revendiquée dans l’affiche de Philippe Apeloig pour la Fête du livre d’Aix-en-Provence consacrée à Wole Soyinka (2007). Pour célébrer l’œuvre de ce grand écrivain nigérian, le graphiste a adapté la technique du tissage à son portrait photographique. En hommage aux traditions textiles du peuple yoruba d’Afrique de l’Ouest, il a découpé en fines bandes deux reproductions de l’image aux tons et aux couleurs contrastés, et les a méticuleusement tissées à la main. La pixellisation qui résulte de ce processus donne de la profondeur et du mystère au regard déterminé de l’auteur. De nombreuses variantes de l’image et des éléments typographiques qui la recouvrent ont été réalisées avant d’arriver au résultat final. Ces essais témoignent des recherches de Philippe Apeloig sur les différents niveaux d’abstraction et les diverses façons de relier la typographie à l’image, dans des allers-retours constants entre manipulations manuelles et numériques.

La fascination qu’éprouve Philippe Apeloig pour les grilles déformées ou imbriquées reflète l’influence du graphiste suisse Wolfgang Weingart, qui dès le début des années 1960 avait subverti la tradition de la typo- graphie suisse rationaliste. Weingart a jeté les bases d’un mouvement global de typographie postmoderne grâce à une approche complexe et paradoxale du lexique moderniste du caractère, de la ligne, de la forme et de la grille. Parmi ses étudiants à Bâle figurait April Greiman qui, après ses études en Suisse et sur la côte est des États-Unis, s’installa à Los Angeles. Philippe Apeloig effectua un stage chez elle en 1987. Avec ses grilles superposées et ses courbes insolites, le calendrier de l’année 1990 qu’il a dessiné pour la société Bussière rappelle l’œuvre de Wolfgang Weingart, alors que sa maquette pour le dossier de presse Bilan et perspectives ’89, les arts plastiques (1989) dévoile une sensibilité plus spontanée émancipée d’April Greiman (ainsi que sa forte rébellion contre les règles établies du design suisse). Grâce à ses méthodes de travail et à la liberté de ses créations, Philippe Apeloig a appris à déceler l’incroyable potentiel des logiciels, source d’erreurs inattendues et de formes de beauté nouvelles et étranges. Il a très vite ensuite élaboré une approche personnelle qui consistait à accepter les contraintes tout en autorisant des systèmes abstraits à entrer en collision avec les données du contenu et du contexte, du langage et du geste.

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