« La première fois que j’ai rencontré Ronan et Erwan Bouroullec, ils dessinaient. En fait, l’un d’eux dessinait, poliment engagé dans une conversation, tandis que l’autre était assis là, absolument silencieux. Lorsqu’ils partirent, ils laissèrent derrière eux le dessin. Ce n’était qu’un gribouillage impromptu au dos d’une brochure quelconque, mais cela a retenu mon attention. Je l’ai conservé, bien plus tard je m’en suis servi pour la couverture d’un livre et je suis encore en sa possession.
Lorsqu’ils me proposèrent de composer un livre à partir de leurs dessins, je repensai à notre première rencontre. Depuis ils sont devenus des designers célèbres dans le monde entier et ils n’ont eu de cesse d’intégrer ces dessins à leurs projets photographiques et numériques pour des expositions, des installations, des livres et des catalogues, des applications IPad et même des montages publicitaires pour leurs créations.
Mais je ne pouvais pas imaginer.
Je ne pouvais pas imaginer le nombre de carnets de croquis qu’ils avaient réalisés durant toutes ces années, et encore moins le soin avec lequel ils les avaient catalogués et archivés dans des classeurs bien ordonnés, regroupant ainsi toutes ces feuilles volantes rangées minutieusement dans des boites d’archives.
Je ne pouvais pas imaginer combien cette pratique fut importante pour eux et dans quelle mesure elle avait toujours été au cœur même de leur collaboration.
Et je pouvais encore moins imaginer la manière dont j’allais concevoir ce livre. Alors que j’examinais avec soin ces centaines de cahiers et ces piles de feuilles, je m’efforçais de comprendre ce que j’étais en train de découvrir. J’essayais alors de distinguer certains dessins de centaines d’autres presque semblables, mais pas tout à fait. Et même pas du tout.
Or il ne s’agissait pas non plus de créations compulsives nées d’un seul esprit, mais de deux, et le travail de compilation et d’édition aurait pu être intimidant. Or les dessins furent si méticuleusement préparés que ce fut tout le contraire. Je découvris alors une toute nouvelle dimension de leur travail : là où les frères Bouroullec se laissent aller au jeu et à l’exploration, ils demeurent disciplinés. Ils sont même extrêmement organisés.
Ne connaissant pas précisément leur méthode de travail, je ne peux que deviner le rôle de cette pratique ininterrompue dans l’ensemble de leur œuvre. Il est certain que le dessin est une activité précieuse pour les frères qui, sans cesse, la nourrissent et la développent et dont les résultats sont collectionnés, étudiés, utilisés et archivés. A la fois ludiques et sérieux, ces dessins oscillent entre abstractions formelles et oniriques, exercices sur la texture, résolutions de problèmes techniques, dessins automatiques, sobres calculs de coût et gribouillages personnels. Et en l’espace de quelques feuilles ils explorent encore et encore. C’est ainsi que le design bizarre d’une chaise fait apparaitre la dimension insolite et sans limite de l’univers Bouroullec.
Je devine comment le dessin peut leur offrir un refuge éphémère loin des réalités de la vie quotidienne et en quoi il peut être une échappée belle face aux contraintes imposées par la production industrielle et par les normes commerciales.
A la fois individuel, personnel et intime, le dessin est le socle de leur collaboration et il déroule ainsi un fil conducteur unique à travers l’ensemble de leur œuvre. Toutefois, la part exacte du dessin dans leur technique de travail demeure secrète. La raison d’être des dessins qui figurent dans ce livre et leur fonction – si toutefois il y en a une - restent volontairement inexpliquées. Il m’est arrivé souvent de n’avoir qu’une vague idée de ce que je regardais et de me trouver néanmoins attiré et fasciné par tous ces croquis.
Ceux qui connaissent déjà le travail de Ronan et Erwan Bouroullec retrouveront dès les premiers dessins ce qui est devenu par la suite emblématique de leur création. Même si d’autres dessins peuvent sembler en rupture avec le reste de l’œuvre ou encore demeurer profondément énigmatiques. C’est justement ce qui, pour moi, constitua tout le plaisir de feuilleter cette collection inépuisable de carnets : ne pas vraiment savoir ce que je regardais, ne pas être capable de lire et de comprendre ce que j’avais entre les mains, mais être plutôt émerveillé par l’incroyable singularité de leur univers.
Voilà des années que les deux frères sont inextricablement engagés dans une création à quatre mains. Bien souvent ils sont en désaccord ce qui, parfois même dans la véhémence, semble nourrir leur travail. Ils ont comparé le design à des activités telles que la musique ou encore la cuisine et, à mon tour, je pense à leurs dessins en ces termes.
Le monde nous apparait sous un jour nouveau grâce à Ronan et à Erwan, et ces dessins nous donnent une idée de ce à quoi cet autre monde pourrait ressembler. Il me semble que ces pages de dessin dévoilent bien plus sur leur univers que leurs productions finies, et j’en découvre encore une autre facette. Ces dessins font vivre leurs idées dans une splendeur disparate avant qu’elles ne soient traduites, ajustées, communiquées, adaptées et transformées en un objet concret. Ici les idées sont encore pures, brutes et libres des contraintes du réel.
Ce sont des rêveurs, et leurs rêves sont très beaux. Ils sont peuplés de curieux personnages, de surprises, d’inventions, de trouvailles, de détours et d’embardées inattendues. Ce sont des rêves qui se racontent selon des montages irréguliers, des développements délicats, des répétitions maniaques et des raffinements obsessionnels. Leurs rêves sont également baignés de poésie et d’optimisme sauvage, de chaleur, de tendresse et de générosité.
Ils n’ont pas beaucoup changé depuis la première fois que je les ai rencontrés il y a de cela neuf ans. Si toutefois ils parlent, c’est toujours tout doucement mais ils restent aussi alertes et astucieux. J’ai retrouvé leur parfaite courtoisie conjuguée à un sens de l’humour décapant.
Et ils dessinent toujours et sans relâche. Ce livre pourrait être le premier d’une longue série à l’image de leurs carnets de croquis qui, un volume après l’autre, sont de purs réceptacles de merveilles.
Merveilleux. »
Cornel Windlin, Paris, octobre 2012.
Traduction : Julie Sage.