De bonne source
Nourriture essentielle – au sens étymologique du mot – à Philippe Apeloig :
il ne dissimule jamais ses sources. Au contraire, il les revendique, en toute
honnêteté, avec enthousiasme et admiration. La genèse de la création
fait corps avec celle-ci, l’enrichit de l’histoire, de l’air du temps, des nuances
du passé. Le résultat se révèle évident de simplicité, ou spectaculaire
de modernité, suivant le cas. « Le mouvement, le rythme, les aplats de
couleur, la simplification des formes et la notion d’espace scénique :
la Danse d’Henri Matisse réunit, confie Apeloig, toutes mes passions
artistiques. » Joan Miró aussi l’émeut profondément, qui a su conserver
intacte sa vision naïve, poétique et enfantine du monde. Sa peinture
rayonne particulièrement sur le graphisme actuel. Bien entendu Eileen Grey,
Carl Andre, et surtout le système répétitif de certains dessins de Sol LeWitt,
leur géométrie, interviennent sur les essais de nouvelles polices de caractères.
Toute cette réflexion et ces recherches d’Apeloig dans l’art et la littérature (toujours avec du temps, rarement en rafale) ne se voient pas dans ce
qu’il compose au final. Ses images semblent avoir été parfaitement pensées,
structurées, assemblées comme des mécanismes de haute précision. On reçoit d’abord le choc : émotion, surprise, sourire… C’est ensuite seulement,
à l’examen plus détaillé, que l’on analyse le travail et qu’apparaissent ses
rêves, ceux d’un monde de justice et de paix, un monde utopique.
Quelque chose en lui de don quichottesque charge ses dessins, ses mots,
ses compositions d’idées qui viennent de loin. Des blessures qu’il n’a
pas reçues, de la guerre qu’il n’a pas connue, des massacres planifiés qui
l’ont épargné, du manque de démocratie et de liberté dont il n’a pas
souffert. Un sens personnel, et universel à la fois, de la responsabilité
de chaque être sur terre. Dans Pilote de guerre (éditions Gallimard),
Antoine de Saint-Exupéry lui aussi disait : « Chacun est seul responsable
de tous. » Sentiment qui le rapproche de l’artiste constructiviste russe
El Lissitzky. Celui-ci avait illustré une nouvelle Shifs karta (Billet de bateau) en collant des caractères hébraïques sur une main. « Le recours de Lissitzky à une main tendue en geste de refus, dit l’une de ses biographes, correspond à la déclaration de Malevitch “Que le rejet du monde ancien de l’art soit inscrit sur la paume de tes mains” (tract de l’Unovis nº 1). » Philippe Apeloig s’était inspiré de cette main, ainsi que de L’Autoportrait aux sept doigts de Marc Chagall, pour le premier symbole du musée d’Art et d’Histoire du judaïsme à Paris. Finalement, le musée n’a pas retenu cette icône et, en 1997, a donné son accord à Apeloig sur le logo actuel qui inscrit – en noir et blanc – une menorah allumée (chandelier à sept branches) dans la forme stylisée d’un sceau, monnaie ancienne ou poinçon.
Curieusement, dès ses débuts dans la vie professionnelle, le jeune graphiste se trouve le plus souvent confronté à des sujets culturels. Et se spécialise dans les travaux institutionnels. En 1993, Pierre Rosenberg, conservateur en chef du département des Peintures au musée du Louvre, présidait le jury de sélection des pensionnaires de la Villa Médicis. Nommé plus tard à la tête du musée, il confie au jeune pensionnaire, de retour de Rome, le soin de maintenir l’identité visuelle du musée, initialement créée par Grapus en 1989. La première affiche, pour la Société des Amis du Musée, qui fête ses cent ans en 1996-1997, rassemble en un trombinoscope les gros plans d’une vingtaine d’œuvres des sept départements du Louvre. Les neuf années suivantes, la collaboration se resserre avec le magnifique établissement où le nouveau directeur, Henri Loyrette, nomme Apeloig directeur artistique et lui constitue une équipe interne jusqu’en 2007.
En toute conscience
Depuis 1997, la Cité du livre à Aix-en-Provence confie à Philippe Apeloig,
chaque année, la conception graphique des affiches et du programme
de la Fête du livre consacré à la littérature étrangère, qu’il traite avec le
plus grand intérêt et des recherches approfondies. S’immergeant dans
l’œuvre de Philip Roth, de Toni Morrison ou de Kenzaburo- O-é, confronté
à ces grands écrivains du monde entier, chargé d’accompagner leurs
mots, intimidé par leur monde que l’affiche est censée dévoiler, Apeloig
a une façon à lui de transcrire l’univers littéraire par le design graphique.
Aujourd’hui, si l’ensemble de ces portraits ou de ces thématiques
(par exemple : Lire la Caraïbe, L’Asie des écritures croisées ou, la dernière, Bruits du monde) apparaît iconique, c’est le résultat d’une intense recherche intellectuelle. Processus identique à celui qui, en 2004, a donné naissance à l’image de marque de l’Istituto Universitario di Architettura di Venezia (IUAV) : les quatre initiales superposées comme les étages d’un bâtiment, et symétriques dans leur tracé, se sont imposées avec la force de l’évidence, composant un logo lisible recto / verso, jalon important parmi les travaux de l’atelier. Aussi harmonieux et cohérent que celui mis au point deux ans plus tard pour la Direction des musées de France.
La mise en pages d’un livre d’art raconte une histoire, avec un début,
une intrigue et une fin. La couverture d’un livre ressemble à la bande-
annonce d’un film. Elle doit donner immédiatement envie de découvrir
le contenu. « Quand je conçois un livre, dit Philippe Apeloig, je me transforme en couturier : je l’habille en fonction de son format, je me laisse séduire par l’éventail des matériaux et toutes les techniques de façonnage, de cartonnage et de reliure possibles. » Guidé par son amour des textes, il cherche à explorer un genre éditorial peu commun, parfois pour des éditions limitées. En somme, le contenu doit être théâtralisé, le design du livre susciter une intimité fascinante avec le lecteur et provoquer son désir. Le graphiste conduit son regard par la rythmique de la mise en pages et des accents visuels. On peut alors parler d’improvisation maîtrisée car il a anticipé les gestes et les coups d’œil du lecteur.
Bien sûr, le graphisme peut être perçu comme une forme d’art, mais,
précise Philippe Apeloig, « le talent se met au service d’un message ou
d’une information qu’un client demande de transmettre. La vocation
du graphiste s’apparente à celle d’un acteur qui a pour mission de créer
un personnage et de déclamer le texte d’un auteur de la façon la plus
claire et la plus personnelle qui soit. Son interprétation révèle son génie.
Si le texte est incompréhensible et le rôle peu crédible, on peut juger
de son mauvais jeu : l’ouvrage a échoué. De même, le graphiste se doit
de respecter les besoins de son client. Il a pour tâche de les interpréter
visuellement. S’il en change la direction ou s’accapare le propos en
le rendant indéchiffrable, il manque à sa mission. Il tient compte de la
réception de ses images par le public. La virtuosité d’un graphiste consiste
à trouver un concept visuel qui s’impose par son évidence, son originalité,
et bien sûr sa facilité de mémorisation ». Lors de la première rencontre avec le client, le graphiste ne connaît le plus souvent rien au sujet. Il a tout à apprendre (« et ça, j’adore », dit-il). Sobriété, simplicité, complexité sont ses maîtres mots, mais le cheminement des idées est tortueux. Alors
Apeloig utilise souvent les anciennes techniques artisanales de montage
du cinéma. « Je “découpe” des idées en morceaux, explique-t-il, je les
rassemble dans un ordre différent. Je les manipule. Je construis mon indécision jusqu’à ce que la composition apparaisse suffisamment forte pour s’inscrire dans la mémoire visuelle du public. Perturber, c’est mon métier. »