« Pourquoi la toilette serait-elle donc toujours le plus éloquent des styles, si elle n’était pas réellement tout l’homme, l’homme avec ses opinions politiques, l’homme avec le texte de son existence, l’homme hiéroglyphé1 ? »
Honoré de Balzac
La mode possède autant de définitions pour la nommer que de facettes pour l’appréhender. (…) Tenter de la réduire, de la restreindre à une seule et unique définition, c’est aller contre sa nature la plus fondamentale : le mouvement, la vélocité, le perpétuel élan qui se doit de continuer, d’aller de l’avant, d’atteindre les sommets, coûte que coûte et sans relâche. (..)
Gabrielle Chanel a essayé : « J’aimerais réunir les couturiers et leur poser la question : “Qu’est-ce que c’est la mode ?” Expliquez-moi. Je suis persuadée qu’il n’en y a pas un qui me donnerait une réponse valable… Moi non plus d’ailleurs2. »
Christian Dior propose l’interprétation suivante : « Les gens les moins avertis des secrets de la couture devinent par instinct ce que ces folles collections représentent en fait d’effort, de conscience et de soin. Ils comprennent aussi – Français et étrangers – que la grande aventure de notre couture parisienne n’est pas seulement une Foire aux Vanités, mais la manifestation frivole et éclatante d’une civilisation bien décidée à se maintenir3. »
Positionnée sur un registre valorisant, transcendée par le rôle de faire-valoir d’un artisanat savant, la mode est souvent décriée pour son côté provocateur, ses poses glamour superficielles, ses outrances, sa surenchère médiatisée. Il n’empêche (…), diffusée planétairement, elle est respectée pour sa puissance de feu aussi créative que débordante, adoubée par une toute-puissante manne financière. Désormais, la mode semble être à la fois un des remparts de la civilisation et synonyme de passeport, de sésame multiculturel, afin de voyager dans le temps et par le monde, un don d’ubiquité qui a l’air de plaire et d’attirer les foules comme un aimant.
Mais avant d’en arriver là, il lui aura fallu (…) bâtir l’avenir de sa propre histoire, et (…) s’inventer une armure, pour s’ériger en système incontournable, fait de coups de théâtre et de glorieux levers de rideau.
Lois somptuaires ou comment l’habit fit le moine
En France, malgré leur caractère ségrégatif et protectionniste, les lois somptuaires – instaurées dès le XVe siècle – permirent de poser les fondations d’un système de la mode à la française4. (…) De 1485 à 1583, les décrets tentèrent de défendre la noblesse contre les incursions roturières dans le domaine de l’apparence, afin de structurer les positions sociales ; de 1601 à 1660, il s’agit plus pour Louis XIV, le Roi-Soleil, de se réserver l’exclusivité de la magnificence. (…) L’abondance et la répétition de ces lois sont bien le fait d’une crise des apparences. (…) L’habit fait le moine : l’habit doit indiquer clairement qui est qui pour contrer l’émergence d’une classe nouvelle, laquelle tend à s’approprier les signes de distinction grâce à son pouvoir financier. (…)
En d’autres termes, ces lois renforcent les clivages sociaux visuels, signes forts d’appartenance à un milieu que certains cherchent à singulariser en les améliorant à leur guise. Car on sait que la noblesse puis la bourgeoisie naissante préférèrent payer des amendes plutôt que de se plier aux interdits, créant ainsi une émulation autour du détail ostentatoire, une sorte d’esprit transgressif à la Brummell, le caractère dandy avant l’heure. (…) La silhouette de l’homme et de la femme évoluant peu au cours du XVIIIe siècle, l’originalité du vêtement tient plus au choix des tissus, aux ornementations et aux garnitures de la toilette, qu’à la forme elle-même. Le rôle d’une couturière se limite alors à celui d’exécutante, (…) confectionnant la robe commandée par la cliente une fois l’étoffe choisie chez le mercier. Rose Bertin, célèbre « marchande de mode » de la reine Marie-Antoinette, invoqua pour ses créations décoratives – fantaisies, rubans, colifichets, passementeries – la volonté de traiter cet embellissement du vêtement comme une création originale à part entière. (…) Il fallut patienter près d’un siècle encore pour voir éclore une réponse à cette question posée tel un défi.
Charles Frederick Worth ou l’avènement du premier couturier-artiste
En 1857, le couturier anglais Charles Frederick Worth, fournisseur privilégié de l’impératrice Eugénie, révolutionne le monde de l’habillement par un geste fort, simple, sobre à l’extrême, juste en apposant son nom sur ses créations, passage à l’acte qui résonne encore et toujours comme un manifeste. (…) Tel un artiste reconnu, plébiscité ou officiel, il paraphe chacune de ses « toiles », chaque robe. Ainsi, le concept de la griffe vestimentaire est né durant le XIXe siècle finissant, parmi tant d’audacieuses avancées. Cette signature, si personnelle et innovante, parachève les créations concoctées par le nouveau maître en la matière. « The women who come to me want to ask for my ideas, not to follow out their own. They deliver themselves to me in confidence, and I decide for them ; that makes them happy. […] My signature to their gown suffices ! […] My business is not only to execute but especially to invent. My invention is the secret of my success5. » Comme il le revendique à juste titre, c’est le fait d’imposer sa vision, mais aussi, parmi tous les possibles, le pouvoir décisionnel qui définit l’acte créateur, devient sa valeur ajoutée, et la présence de la griffe, son supplément d’âme : la syntaxe indélébile du couturier artisan autoconsacré artiste couturier.
Museum : panorama d’une histoire
(…) Le « Musée imaginaire » évoqué en 1947 par André Malraux, le tout premier ministre chargé des Affaires culturelles, n’incluait pas de section mode. Quant au Musée des Arts Décoratifs – situé dans le palais du Louvre –, il ouvrit ses portes en 1905. Il s’est depuis étoffé d’une aile nouvelle et doté d’un espace permanent consacré à la mode. (…) « Notre pays possède enfin son musée de la mode, un musée riche, prestigieux. […] La qualité de la mode française est née d’une longue culture des formes, des gestes, des couleurs, que l’on appelle selon le point de vue où l’on se place, l’œil ou le métier. », déclarait Jack Lang – alors ministre de la Culture – lors de l’inauguration du musée des Arts de la mode en janvier 1986. (…) L’État reconnaissait et validait la mode en lui attribuant ses lettres de noblesse, lui conférant un statut patrimonial qui en fait un des garants de l’art de vivre à la française.
C’était il y a maintenant trente ans. (…) L’exposition anniversaire « Fashion Forward, 3 siècles de mode », une frise chronologique composée de robes et d’atours, citations de leur époque répertoriées en collections, avec comme cahier des charges la permanence de l’éphémère, et pour ligne de conduite la vocation du partage. Le musée sanctuaire et foyer de collectes. Le musée lieu de rencontres, d’attirances réciproques, plate-forme d’un savoir-faire mis en commun, à perpétuer dans la mémoire collective.
L’histoire se souviendra que la mode fit une entrée remarquée au Metropolitan Museum of Art à New York, en 1983, au bras d’Yves Saint Laurent, le premier couturier à bénéficier d’une rétrospective de son vivant, ouvrant ainsi le bal des expositions de mode contemporaine.
« N’oubliez jamais que ce qui devient intemporel fut une fois vraiment nouveau », dit Nicolas Ghesquière6. Alors qu’entre couturiers superstars le jeu des chaises musicales bat son plein, on peut se poser la question : quel est le véritable rôle du créateur aujourd’hui ? D’évidence, il ne s’agit plus d’un styliste talentueux créant des collections, mais bien d’une figure emblématique, un génie pluridisciplinaire, à la fois ambassadeur, porte-parole et maître de cérémonie. (…) « Une mode a à peine détruit une autre mode, qu’elle est abolie par une plus nouvelle, qui cède elle-même à celle qui la suit, et qui ne sera pas la dernière : telle est notre légèreté7 », remarquait Jean de La Bruyère en 1687. Comme autant de madeleines évocatrices d’un passé révolu, les œuvres sont stockées au présent dans les réserves des musées, discours en creux n’attendant qu’un prince charmant futuriste pour s’éveiller au monde.
Autrement dit, « the show must go on »…