L’Art de vivre du comte Moïse de Camondo (1860-1935) : loisirs, voitures, tourisme et gastronomie

Adepte de la chasse à courre, grand touriste et fin gastronome, le comte a laissé de nombreux témoignages de son mode de vie raffiné proche, par beaucoup d’aspects, de celui de la haute aristocratie parisienne du début du XXe siècle. Les photographies, guides de voyages et cartes routières ainsi que sa correspondance, nous font aussi découvrir sa passion pour « l’automobilisme » et ses nombreux voyages dans toute l’Europe. Enfin, datant des années trente, quelques plans de tables et menus évoquent son goût de la gastronomie et son art de recevoir.

Par Sylvie LEGRAND-ROSSI, Conservatrice en chef du Patrimoine au Musée Nissim de Camondo et Sophie D’AIGNEAUX-LE TARNEC, attachée de conservation au Musée Nissim de Camondo

Présentation

Conçu comme la « reconstitution d’une demeure artistique du XVIIIe siècle »1, le musée Nissim de Camondo témoigne du goût exceptionnel du comte Moïse de Camondo (Istanbul, 1860-Paris, 1935) pour les arts décoratifs français des périodes Transition et Louis XVI, époque qu’il a « aimée entre toutes » , selon ses propres termes.

Cette passion pour un XVIIIe siècle idéal n’affecte cependant pas le mode de vie de ce collectionneur raffiné. Homme de son temps, fasciné par le progrès technique, Moïse de Camondo apprécie le confort de la vie moderne et aménage son hôtel néo-XVIIIe de la rue de Monceau en conséquence. Les espaces de service et les appartements privés de cette demeure achevée à la veille de la Première Guerre mondiale en témoignent par leurs équipements modernes, fonctionnels et hygiéniques. La place accordée à la cuisine et ses annexes révèle aussi une autre facette de sa personnalité : celle du fin gourmet, amateur de grands crus, qui devient membre titulaire du Club des Cent en 1928. À partir de 1930, le comte convie à déjeuner chez lui, une fois par an, une trentaine de camarades. Il organise par ailleurs des déjeuners « Louvre » et « Marsan » qui réunissent des conservateurs de musées parisiens, des collectionneurs et des personnalités. On peut en suivre les préparatifs à travers les rares listes d’invités ainsi que les menus et plans de table qui nous sont parvenus.

De nombreux documents d’archives (correspondance, photographies et factures) dévoilent, en outre, ses hobbies. Dès sa jeunesse, Moïse de Camondo voyage beaucoup. Passionné de yachting, loisir très onéreux, il possède successivement deux bateaux de plaisance à vapeur. Amateur d’« automobilisme » , il achète sa première voiture à moteur en 1895. Épris de vitesse et de carrosseries élégantes, le comte a toujours trois ou quatre voitures à sa disposition dans la « remise aux autos » de son hôtel. Deux mécaniciens-chauffeurs logés sur place sont affectés en permanence à leur entretien et à leur conduite. Il sillonne l’Europe à bord de ces bolides et adresse au Club des Cent, pour son guide confidentiel, des comptes rendus très précis sur les restaurants et hôtels qu’il fréquente.

Seule exception à la modernité, Moïse de Camondo, gentleman sportif, est aussi un cavalier émérite qui chasse à courre très régulièrement, s’inscrivant ainsi dans la plus pure tradition aristocratique. Acquise en 1921, la superbe série d’esquisses peintes par Jean-Baptiste Oudry pour la tenture des chasses de Louis XV est un précieux reflet de ce goût qu’il transmet à ses enfants, Nissim et Béatrice.

1Testament du comte Moïse de Camondo déposé chez maître Naret le 11 janvier 1924.

La chasse à courre

Après leur installation en France en 1869, les Camondo adoptent rapidement les us et coutumes de la haute société parisienne. Leur mode de vie se trouve alors rythmé par les obligations mondaines et les saisons. La chasse, « indice de notabilité autant que facteur d’intégration »1, est un loisir que l’on se doit de pratiquer. À cet effet, ils louent pendant plusieurs années en Seine-et-Marne un vaste domaine giboyeux, non loin des propriétés Rothschild de Ferrières et d’Armainvillers. De septembre à fin février, les comtes Abraham et Nissim de Camondo convient régulièrement amis, relations d’affaires et hommes politiques – Gambetta notamment –, pour de somptueuses battues à tir. Leurs fils respectifs, Isaac et Moïse, se mêlent aux invités et y trouvent plaisir et intérêt.

Moïse de Camondo vêtu de la tenue de l’équipage de chasse à courre « Par Monts et Vallons », 1913
Paris, MAD, musée Nissim de Camondo, CAM 1989.1.6.399
© MAD, Paris

Excellent cavalier, Moïse de Camondo découvre un peu plus tard la chasse à courre en forêt d’Halatte. La vénerie se pratique dans cette région depuis des temps immémoriaux. Privilège royal à l’origine, son goût se transmet d’une dynastie à l’autre et devient une affaire privée après la Révolution. Plusieurs équipages dont celui du fastueux prince de Condé viennent découpler dans la forêt d’Halatte. En 1885, le comte de Valon en devient l’adjudicataire et son équipage « Par Monts et Vallons » y règne sans partage pendant la Belle Époque et les quinze années qui suivent la Première Guerre mondiale. Moïse de Camondo en est sociétaire dès 1887. Peut-être y fut-il introduit par son ami Jacques Kulp, pilier de cet équipage et propriétaire du château de Valgenceuse à Senlis. C’est en tous cas grâce aux souvenirs de ce dernier publiés en 19352, que l’on peut capter l’ambiance et le déroulement de ces chasses ainsi que la personnalité de chacun des veneurs. On apprend que pendant tout l’hiver, deux fois par semaine, Moïse de Camondo attelle deux de ses meilleurs roadsters3 à un break pour aller chercher à la gare de Chantilly les plus vénérables des sociétaires venant de Paris. On commence par prendre des forces en dégustant un ragoût de mouton à l’hôtel du Grand Cerf à Fleurines, où l’équipage a fait installer à ses frais une salle à manger décorée de gravures et têtes de cerfs. La chasse peut alors débuter. En tenue bleu foncé, col et poches de velours gansé, tous galopent derrière la meute, forcent un cerf ; les trompes retentissent à chaque étape et lorsque l’hallali sonne, parfois très tard, les veneurs se retrouvent, épuisés et heureux, autour d’un pot-au-feu qui vient clore la journée.

Moïse de Camondo avec ses enfants, Nissim et Béatrice, avant un départ de chasse à courre, 1910
AMNC, 1148.83
© MAD, Paris

« Par Monts et Vallons » intronise en son sein dès 1907 les enfants de Moïse de Camondo, Nissim et Béatrice4. Jacques Kulp décrit Nissim comme un « fin veneur, cavalier élégant et hardi, charmant de tournure et de manière, bonne trompe » et le pressentait maître d’équipage s’il n’avait trouvé une mort glorieuse en combat aérien pendant la Première Guerre mondiale. Sa sœur Béatrice, amazone intrépide, adopte la chasse à courre avec ferveur. Peu nombreuses lors de la constitution de l’équipage en 1885, les femmes y participent ensuite énergiquement. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles, la marquise de Chasseloup-Laubat, qui succède au comte de Valon et prend la tête de l’équipage en 1930.

1Éric Mension-Rigau, Aristocrates et grands bourgeois, Paris, Hachette/Pluriel, 1996, p. 440.

2Jacques Kulp, Cinquante ans. Par Monts et Vallons. Équipage de Lyons-Halatte 1885-1935, Paris, Georges Lang, 1935.

3Un roadster est un cheval de race ou non, de bonne apparence, conformation et comportement, qui peut voyager à un bon train attelé à une voiture.

4De nombreuses photographies rassemblées par Béatrice de Camondo témoignent de cette passion partagée en famille (voir albums photographiques, Paris, MAD, musée Nissim de Camondo, inv. CAM 1989.1.6 et 7).

La chasse à tir
Carton d’invitation de chasse chez Moïse de Camondo, à Aumont, s.d.
L’itinéraire est imprimé au verso. inv. AMNC, L.AU.C
© MAD, Paris / Jean Tholance

À partir de 1896, Moïse de Camondo loue une maison à Villemétrie à côté des Kulp, puis il décide de se fixer durablement dans la région. C’est chose faite en 1904 lorsqu’il acquiert une belle demeure construite au XIXe siècle sur les ruines du château seigneurial d’Aumont, près de Senlis. Il y séjourne fréquemment avec ses enfants, dont il a la garde depuis son divorce en 1902. Famille et amis sont accueillis dans une ambiance chaleureuse et confortable, chevaux et chiens agrémentent les loisirs et dès que l’automne arrive, la saison de chasse commence…

De septembre à la fin du printemps, outre la chasse à courre, la chasse à tir rythme aussi le calendrier des loisirs cynégétiques de Moïse, Nissim et Béatrice de Camondo. Presque chaque fin de semaine, une dizaine d’amis proches sont conviés à Aumont pour chasser dans les bois environnants que Moïse achète petit à petit. À partir de 1912, il loue à son voisin le baron Robert de Rothschild un territoire de plus de mille hectares qui s’étend sur les communes de Creil, Apremont, Aumont, Verneuil et Fleurines1.

Carte du domaine de chasse du comte Moïse de Camondo
AMNC, L.AU.C6
© MAD, Paris / Jean Tholance

Des gardes élèvent du gibier et traquent les braconniers avec conviction. Sur un épais cahier, Paul Bonnal, le garde-chef, consigne avec force détails ses tournées de surveillance dans ce vaste territoire, le nombre de collets saisis, les interpellations, les explications orageuses et les procès-verbaux qu’il dresse. Le jugement qui s’ensuit est rapporté par la presse locale. Tel un trophée, chacun de ces articles est découpé et soigneusement collé à la fin de ses rapports2. Ces soins constants et cette surveillance assidue portent leurs fruits : les invités repartent conquis, affirmant pour certains qu’il s’agit bien là de la plus belle chasse de France3 !

1Archives du musée Nissim de Camondo (notées par la suite AMNC), L.AU.C6.

2AMNC, L.AU.C8.1.

3AMNC, P.M.5, correspondance de Moïse de Camondo, 10 novembre 1924.

Le yachting

« J’ai été, pendant de longues années, l’ami intime de M. Pérignon et j’ai navigué sur ses yachts La Fauvette no1 et La Fauvette no2 », témoigne Moïse de Camondo dans un courrier1. La Fauvette est le premier vapeur de plaisance français réellement important. Construit en 1869 pour le riche ingénieur Eugène Pérignon2, c’est un yacht de 214 tonneaux pour 38,3 mètres de long. Passion onéreuse et de ce fait réservée à une élite extrêmement fortunée, le yachting naît à partir de 1860, en même temps que se développent les premiers transatlantiques. Sans doute sous l’égide de son ami Pérignon, Moïse de Camondo adopte avec passion ce nouveau loisir. En 1886, il achète avec Anselme Halphen3 un yacht vapeur de quinze tonneaux en bois, un deux mâts de 21 mètres de long et 3,40 mètres de large, qui est attaché au port de Rouen. Construit en Angleterre deux ans auparavant, il est dénommé le Rover (ill. 6). Composé d’un capitaine assisté de trois matelots, l’équipage emmène ses passagers caboter dans la Manche et croiser dans l’Atlantique, le contrat d’assurance précisant qu’il peut aller jusqu’aux îles Madère et aux Açores.

En avril 1895, trois ans après avoir revendu le Rover, Moïse de Camondo achète en copropriété avec son beau-père Louis Cahen d’Anvers, un yacht à vapeur de 301 tonneaux, le Géraldine. C’est une luxueuse goélette à hélice, un trois-mâts de 43 mètres qui n’a rien à voir avec le modeste Rover ! Un équipage de quinze hommes est nécessaire pour le manœuvrer. Deux cuisiniers et un garçon de cabine s’occupent de l’intendance à bord. Un maître d’hôtel est embarqué lors des croisières. Ancré au Havre, il cabote dans la Manche et la mer du Nord pendant les étés 1895-1896, puis est ancré à Marseille pour sillonner la Méditerranée. Au printemps 1897, le Géraldine est revendu au roi du Portugal. La séparation de Moïse de Camondo et de sa femme Irène, née Cahen d’Anvers, en est sans doute la cause. Par la suite, le comte se contente de participer à des croisières d’agrément organisées par des compagnies maritimes sur des paquebots-yachts.

1AMNC, L.C.43, correspondance de Moïse de Camondo, 9 septembre 1933.

2Eugène-Anatole Pérignon (1832-1900), armateur du steamer Fauvette et vice-président du Yacht Club de France.

3Cousin germain de Moïse de Camondo, Salomon Halfon rachète la part d’Anselme Halphen, décédé le 7 juillet 1890.

L’« automobilisme »

En janvier 1891, les ingénieurs Panhard et Levassor font rouler dans les rues de Paris les premières voitures à moteur à explosion et commencent à les commercialiser. Le goût prononcé de Moïse de Camondo pour les voyages et virées touristiques le pousse naturellement à s’intéresser à ce nouveau moyen de locomotion.

Dès 1895, il possède une voiture construite par Les Fils de Peugeot-Frères, avec roues à fil et essieux courbés en leur centre. Elle est propulsée par un moteur à pétrole système Daimler situé sous le châssis qui est produit par MM. Panhard et Levassor (ill. 7). En 1900, alors qu’il n’y a en France que mille huit cents automobiles1, Moïse de Camondo possède déjà deux voitures Panhard ! Dès lors, sa correspondance le révèle fasciné par le progrès technique et la mécanique.

Épris de vitesse, il prend part en 1901 à la course Paris-Berlin sous le pseudonyme de Robin, le nom de son mécanicien. Cette course de trois jours en trois étapes qui compte plus de cent soixante-dix engagés ne voit que quarante-sept véhicules à l’arrivée. Moïse de Camondo à bord de sa Panhard semble avoir abandonné sans terminer la première étape. Nullement découragé, il écrit en janvier 1902 à M. René de Knyff, son interlocuteur à la société Panhard & Levassor : « Vous savez que j’aurai un très grand plaisir à prendre part à la course Paris-Vienne et je ne doute pas que pour un de vos plus anciens clients votre maison ne tienne pas à cœur de me donner cette satisfaction2 ». Malheureusement la voiture commandée ne sera pas livrée à temps, mais la passion de Moïse pour l’« automobilisme » n’en est pas affectée pour autant.

Conducteur exigeant, il aime à posséder des voitures qui allient une carrosserie élégante à un moteur puissant. En 1904, après une visite passionnée à l’usine de fabrication, il commande « une Mercédès (sic) […] comportant tous les perfectionnements du nouveau modèle, tout en étant une voiture de grande vitesse et aussi légère que possible3 »

La Panhard 35 de Moïse de Camondo à Aumont, 1906
Paris, MAD, musée Nissim de Camondo, CAM 1989.1.2.26
© MAD, Paris

Dix ans plus tard, lors de son installation au 63, rue de Monceau, cinq voitures prennent place dans la remise qui leur est réservée : une Landaulet et une limousine Renault, un coupé, un double phaéton et une limousine Panhard. Deux mécaniciens-chauffeurs logés sur place sont affectés à plein-temps à leur entretien et parfois à leur conduite. Camille Clermont et Jules Guzzi assurent ces fonctions avec compétence pendant de très longues années. Les meilleurs salaires leurs sont attribués.

1Jean-Baptiste Duroselle et Pierre Gerbet, Histoire 1848-1914, Paris, Nathan, 1962, p. 48.

2AMNC.LC.30, correspondance de Moïse de Camondo, 10 janvier 1902.

3AMNC.LC.31, correspondance de Moïse de Camondo, 14 janvier 1904.

Le Club des Cent

Fin gourmet, grand touriste et possesseur d’une cave réputée, le comte Moïse de Camondo présente le profil idéal pour devenir membre du Club des Cent. Fondé en 1912 par le journaliste Louis Forest (1872-1933), ce cercle de gastronomes a pour finalité de développer la bonne cuisine française. Il est exclusivement masculin et le nombre de ses membres est limité à cent. Pour en faire partie, il faut être parrainé et posséder de solides connaissances gastronomiques et œnologiques qui font l’objet d’un examen ardu. Chaudement recommandée par MM. Level et Helbronner, la candidature de Moïse de Camondo reçoit l’avis très favorable de la commission de réception du 16 septembre 1925. Ses voitures – une Renault, une Voisin et une Citroën –, sont mentionnées dans son dossier avec leur immatriculation. Posséder un véhicule est en effet un atout important pour entrer au Club des Cent car automobile, tourisme et gastronomie vont alors de pair, comme le montre le succès du guide Michelin créé en 1900.

Lettre du Club des Cent à Moïse de Camondo du 25 juin 1926, relative au déjeuner organisé par le baron Fouquier le 10 juillet chez Sirmain, restaurant du Commerce à Pont-Sainte-Maxence (Oise)
AMNC, P.M.3.3
© MAD, Paris

Nommé membre stagiaire le 17 septembre 1925, Moïse de Camondo assiste le 1er décembre 1927 au premier déjeuner du jeudi chez Larue1 dont il devient par la suite un fidèle. Devenu membre titulaire le 27 janvier 1928, le comte est assidu aux déjeuners et dîners du Club ainsi qu’aux repas de voyages organisés à l’occasion de courtes excursions. Le 16 juin 1930, il se rend ainsi au Havre pour une réception mémorable à bord du paquebot Île-de-France donnée par le président de la Compagnie générale transatlantique, M. Jean Marie, membre du Club. Les 15 janvier 1931 et 26 janvier 1932, Moïse de Camondo a l’honneur d’être « brigadier d’ordinaire »2

Entre 1930 et 1933, Moïse de Camondo reçoit une fois par an chez lui à déjeuner des membres du Club des Cent et leurs épouses3. Les archives du musée Nissim de Camondo conservent les listes des invités et le plan de table du 24 mai 1930.

Plan de table du déjeuner du Club des Cent qui eut lieu le samedi 24 mai 1930 chez le comte Moïse de Camondo, 63, rue de Monceau
AMNC, P.M.3.1
© MAD, Paris

Les convives sont souvent de générations différentes et d’horizons professionnels variés. Cet éclectisme est d’ailleurs une des marques du Club des Cent. Parmi les invités rue de Monceau, on citera : Gabriel Astruc (1864-1938), journaliste, agent artistique et ami du comte Isaac de Camondo qui l’a aidé à fonder le théâtre des Champs-Elysées ; Camille Cerf (1862-1936), éditeur d’art, journaliste passionné de cinématographe, devenu gastronome reconnu et propriétaire d’une grande parcelle du Clos Vougeot4 ; Romain Coolus (1868-1952), écrivain, auteur dramatique et poète, ami du peintre Toulouse-Lautrec qui fit son portrait ; René Fribourg (1880-1963), collectionneur de peinture et d’art décoratif des XVIIIe et XIXe siècles ; le baron Georges de Grandmaison (1865-1943), homme politique, député, puis sénateur du Maine-et-Loire de 1933 à 1940 ; Jacques Helbronner (1873-1943), conseiller d’État5 ; Justin Laurens-Frings (1875-1950), grand industriel, fondateur et président de l’entreprise chimique « La Saponite »6 ; Paul Marteau (1885-1966), héritier d’une très ancienne famille de maîtres-cartiers ; Jacques May (1879-1951), journaliste, secrétaire général du journal L’Auto et collaborateur de Comœdia de 1907 à 1922 ; Fernand Pila (1874-1965), diplomate, consul de France à Shanghaï en 1902, ambassadeur de France à Bangkok de 1920 à 1925, puis à Tokyo en 1935-1936 ; enfin, Eugène-Aimé Salon (décédé en 1943)7, créateur du célèbre champagne Salon, particulièrement apprécié de Moïse de Camondo et des membres du Club des Cent.

L’une des principales missions du Club des Cent est de publier chaque année un guide destiné à ses membres où sont réunies leurs observations sur la cuisine, le service et la tenue d’hôtels et de restaurants. Lors de ses voyages, Moïse de Camondo envoie ainsi des comptes rendus très précis pour actualiser ce carnet. Le 23 juin 1926, il écrit au Club à propos des hôtels italiens où il a séjourné lors d’un long périple en voiture dans la péninsule : « […] à Rome : Je dois vous signaler un nouvel hôtel qui s’est ouvert, il y a peu de mois, en plein centre, sur le Corso Umberto. Il s’appelle “HOTEL PLAZA” et a, dit-on, coûté 33 millions de lires. C’est un magnifique palace avec tous ses agréments au point de vue installation, mais où la cuisine est détestable […] À Trieste : Je remarque que vous ne donnez aucune indication sur Trieste où il y a un des plus beaux hôtels du monde, très bien tenu, avec un Directeur parlant parfaitement le français et un excellent restaurant. Il s’appelle “SAVOY-EXCELSIOR8 . »

1Le restaurant Larue était situé 27, rue Royale, à Paris.

2Lors des déjeuners du jeudi, les « brigadiers » mettent au point à tour de rôle le menu avec le chef et choisissent les vins correspondants avec le sommelier. Être « brigadier » est un honneur et la liste d’attente est longue.

3Le comte invite également des membres du Club et leurs épouses pour des occasions particulières, comme le déjeuner « Forest » du 25 avril 1931, ou ceux des 24 janvier 1933 et 4 février 1935, « pour rencontrer M. et Mme Vaxelaire ».

4Tous les samedis, Camille Cerf organisait chez lui un grand déjeuner. Au nombre de douze à seize, les convives habituels appartenaient à son « Académie du goût » dont il était le « Tyran » proclamé. Moïse de Camondo faisait également partie de ce cercle.

5Jacques Helbronner (1873-1943) sera président du Consistoire central des Israélites de France entre 1940 et 1943. Déporté à Auschwitz, il y mourra le 23 novembre 1943.

6Justin Laurens-Frings sera président du Club des Cent de 1935 à 1949.

7En 1911, Eugène-Aimé Salon crée pour sa propre consommation et celle de ses amis le champagne Salon, qui est commercialisé en 1920. C’est un des premiers blanc de blancs. Ce champagne unique nécessite un seul terroir, la côte des Blancs, un seul cru, celui du Mesnil-sur-Oger (Marne) et un seul cépage, le chardonnay. Il n’est produit que dans les très grands millésimes, soit une trentaine en un siècle.

8AMNC, LC.40, correspondance de Moïse de Camondo, 26 juin 1926.

Les déjeuners « Louvre » et « « Marsan »

Vice-président de la Société des Amis du Louvre depuis 1920, membre du Conseil des musées nationaux en 1922 et vice-président de l’Union centrale des Arts décoratifs en 1930, Moïse de Camondo a su se constituer un solide réseau au sein du monde des musées.

Plan de table du déjeuner « Marsan » de 1933 (sans date) chez le comte Moïse de Camondo, 63, rue de Monceau
AMNC, P.M.3.1
© MAD, Paris

À partir de 1930 il reçoit chaque année, au printemps, une vingtaine de conservateurs et collectionneurs, à l’occasion de ses célèbres déjeuners « Louvre » et « Marsan ». David David-Weill (1871-1952), président du Conseil des musées nationaux (1931-1940), et Carle Dreyfus (1875-1952), conservateur au département des Objets d’art du Louvre et ami très proche du comte, assistent alternativement aux deux réceptions. Parmi les conservateurs du musée des Arts décoratifs, sont invités Jacques Guérin, Paul Alfassa et surtout Louis Metman. Les conservateurs du musée Carnavalet, François Boucher ou Adrien Fauchier-Magnan, sont plutôt conviés aux déjeuners « Marsan », alors que le conservateur de Versailles, Gaston Brière, et celui de Malmaison, Jean Bourguignon, assistent aux déjeuners « Louvre ». L’éclectique collectionneur Raymond Koechlin, par ailleurs président du Conseil des musées nationaux, est un habitué de ces déjeuners. D’autres grands collectionneurs y sont associés comme Carlos de Besteigui, Jean Bloch, le comte Arnauld Doria ou le marquis Hubert de Garay1.

Conservés pour la période 1930-1935, les listes des invités accompagnées de quelques rares plans de table et menus nous renseignent sur le déroulement du service et les différents plats. Leur succession rappelle celle en vigueur pour les réceptions du Club des Cent où trois grands plats étaient alors la règle : poissons (souvent de rivière), volailles, puis viandes ou gibiers2. On note que le menu du déjeuner « Louvre » du 2 juin 1933 est d’ailleurs identique à celui du Club des Cent du 9 juin suivant.

Menu du déjeuner « Louvre » du 2 juin 1933 chez le comte Moïse de Camondo, 63, rue de Monceau
AMNC, P.M.3.1
© MAD, Paris

Les déjeuners « Louvre » et « Marsan » ont lieu en mai ou juin, à douze heures quarante-cinq. Ils réunissent une vingtaine de convives. Élaboré par le chef suivant les directives du maître de maison, le menu, particulièrement soigné, comprend : un hors-d’œuvre froid (melon) ou chaud (œufs pochés ou mollets) et un relevé de poisson (bars, filets de soles ou darnes de saumon). Suivent une entrée (jambon d’York, poulets pochés ou langue de bœuf), puis une volaille (poularde, canetons ou dindonneaux), un rôti (barons d’agneaux) ou un plat en gelée. Vient ensuite le légume, toujours précédé d’une salade. À la fin du repas, on ne sert pas de fromage mais des chester cakes, ramequins, condés ou paillettes au parmesan. Le déjeuner se termine invariablement par une glace, bombe ou parfait, ou le plus souvent, comme en Turquie, par un granité aux fruits.

Moïse de Camondo veille personnellement à l’accord des mets et des vins qui sont choisis parmi les meilleures années des grands crus de Bordeaux (château-margaux 1870 ou 1878) et de Bourgogne (montrachet, échézeaux, clos-vougeot). Un excellent champagne Salon mesnil nature et un très vieux cognac (cognac des Tuileries 1858, puis cognac Godard 1811) apportent une touche finale à ces déjeuners.

1Bertrand Rondot, « Bâtir une collection », dans Marie-Noël de Gary (dir.), Musée Nissim de Camondo. La Demeure d’un collectionneur, Paris, Les Arts Décoratifs, 2007, p. 83-84.

2Jean Vitaux, « L’évolution des menus et des plats », in Collectif, Les 100 ans du Club des Cent, Paris, Flammarion, 2011, p. 59.

La cave de Moïse de Camondo

Après la disparition en 1889 du comte Abraham-Behor de Camondo, oncle du collectionneur, un inventaire de ses biens est dressé dans lequel figure un extrait du carnet de sa cave1. Il témoigne de l’ampleur, la qualité et la variété des vins et alcools consommés dans son hôtel situé 61, rue de Monceau. Outre du cognac et nombre de vins liquoreux (xérès 1811, porto 1815), on note la présence de champagne et surtout de grands crus de Bordeaux et Bourgogne, en blancs comme en rouges. On peut supposer que chez son frère, le comte Nissim, père de Moïse de Camondo, la cave était également bien garnie. En 1893, lors des ventes de succession d’Abraham-Behor de Camondo, les comtes Isaac et Moïse, fins gourmets, ont perpétué la tradition familiale et acquis beaucoup de vins et alcools sous des prête-noms2. Le bordereau d’achat du comte Moïse nous est parvenu (ill. 13). Il mentionne cent quarante-trois bouteilles, parmi lesquelles une majorité de vins liquoreux de plusieurs dizaines d’années d’âge (madère Paul, malaga sherry 1835, porto 1840 et 1851, porto rubis, xérès 1811, château-yquem 1864…), ce qui est admirable.

Devenu membre titulaire du Club des Cent en 1928, Moïse de Camondo fait la connaissance de producteurs au cours de dégustations, notamment en Bourgogne, et leur achète des grands crus pour régaler ses invités. Il écrit ainsi à M. Manuel Seguin, exploitant près de Beaune (Côte-d’Or) au printemps 1928 : « Votre envoi de 12 bouteilles de MEURSAULT GOUTTE D’OR 1915 m’est bien parvenu et m’a donné toute satisfaction. Je vous prie donc de me faire l’envoi de TOUTES les bouteilles de ce vin que vous avez de disponibles. Vous voudrez bien y joindre 12 bouteilles de MEURSAULT CHARMES 1915 […]3 » Le 10 mai 1928, n’ayant pas reçu cette commande, il lui envoie un nouveau courrier : « [je] suis très ennuyé comptant sur ces vins que j’aurais aimé faire paraître dans des déjeuners que je donne actuellement4. »

À travers le Club des Cent, le comte de Camondo bénéficie aussi de commandes exceptionnelles de champagne Salon mesnil nature5 et de recommandations de camarades pour des vins millésimés de la maison Moët & Chandon (« Brut impérial 1920 »6) et des grands crus de Bourgogne comme le « Grands-Échézeaux 1924 », le « Montrachet 1929 (comte Lafon) » ou le « Clos Vougeot 1928 »7.

1AMNC, P.AB.2.6.

2Paris, hôtel Drouot, ventes des 8-9 février 1893 (commissaire-priseur : Me Paul Chevallier).

3AMNC, LC.40, correspondance de Moïse de Camondo, 26 mars 1928.

4Ibidem, 10 mai 1928.

5AMNC, P.M.6, lettre d’A. Salon et Cie du 11 avril 1931.

6AMNC, P.M.3.4, lettre de la maison Moët & Chandon du 31 janvier 1931 relative à l’achat à tarif préférentiel de « Brut impérial 1920 », sur recommandation de M. Camille Cerf.

7AMNC, P.M.6, lettres de M. René Engel, propriétaire viticulteur à Vosne-Romanée (Côte-d’Or) du 8 mai 1930, de M. Camille Cerf du 9 février 1933 et de M. René Engel du 5 décembre 1933.

Des fournisseurs réputés

Originaires d’Istanbul, les Camondo s’installent à Paris en 1869 pour y développer la banque familiale I. Camondo et Cie. Ils reçoivent beaucoup dans leurs somptueuses demeures situées en bordure du parc Monceau et adoptent les habitudes gastronomiques françaises. Mais ils conservent aussi, dans une certaine mesure, leurs traditions culinaires turques. Vers 1900, Isaac de Camondo offre ainsi à son ami Gabriel Astruc un dîner oriental, réalisé par « un cordon bleu de Constantinople, installé depuis trente ans dans la famille Camondo1 ». Après un verre de samos velouté, ce repas comprenait « des œufs à l’orientale, cuits dans l’huile brûlante pendant quarante-huit heures » et un « certain turbot à la turque, presque confit d’avoir mijoté »2.

Les archives du musée Nissim de Camondo ne conservent pas de documents sur les plats préférés du maître de maison et de ses deux enfants, Nissim et Béatrice. Seule la correspondance du comte et les factures dites « du maître d’hôtel » nous renseignent sur quelques-uns de leurs goûts. Si les produits d’épicerie fine, les fruits et les pâtisseries proviennent essentiellement de maisons réputées des quartiers de la Madeleine et de l’Opéra, les commandes plus exceptionnelles relèvent de fournisseurs du sud de la France, voire de Grèce.

Moïse de Camondo achète ainsi plusieurs fois par an des produits italiens chez Ferrari (2, rue Halévy). Il apprécie notamment les olives préparées sous toutes leur formes, les anchois, la ventresca de thon , le vinaigre rouge, les sardines et le parmesan. Il se procure aussi parfois dans cet établissement du gorgonzola, du provolone ou encore du panettone. Sa correspondance montre qu’il fait également venir de Martigues (Bouches-du-Rhône) de la boutargue en quantité3. Son fournisseur, M. Merlat, lui écrit le 26 septembre 1906 : « [Je] vous adresse aujourd’hui même un colis postal contenant deux Kilogrammes [de] boutargue. Vous considérant comme un de mes meilleurs clients, je me fais un plaisir de vous faire bénéficier des mêmes prix que j’applique aux maisons de gros »4.

Trois à quatre fois par an, il commande à Nice de l’huile d’olive supérieure, par bonbonne de dix kilos, ce qui démontre une consommation quasi quotidienne. Lorsque l’occasion se présente, le comte se fait aussi expédier de Grèce des olives, des câpres au sel et des confitures de petits citrons5. Enfin, un parent lui fait parvenir du Caire en 1933, sans doute à titre de cadeau, de la confiture de dattes et des pistaches de la maison Groppi, fournisseur de la Maison royale d’Égypte6.

Facture de la maison Hédiard, 29 octobre 1913
AMNC, L.M 63.18
© MAD, Paris / Jean Tholance

Livrés par Gerbout (58, rue du faubourg Saint-Honoré), les fruits de saison sont consommés toute l’année en abondance rue de Monceau. Les agrumes (oranges, sanguines, mandarines) et les amandes sont particulièrement prisés en hiver. Moïse de Camondo apprécie aussi le raisin, surtout le chasselas. Les fruits plus choisis (ananas, dattes, nèfles…) proviennent de chez Hédiard ou Fauchon (place de la Madeleine) (ill. 14). Par ailleurs, le comte se fournit, en compotes, confitures et bocaux de fruits au sirop chez Tanrade (18, rue Vignon), Fouquet (36, rue Laffitte) ou Corcellet (18, avenue de l’Opéra).

Jusqu’en 1935, la maison Boissier (7, Bd des Capucines) livre très régulièrement des petits fours et des friandises rue de Monceau. Sur les factures, figurent en nombre noix et marrons glacés, fruits déguisés, nougats et pâtisseries aux noms oubliés, telles les « réjanes », « bouffants chocolat », « yolandes », « Paul », « merveilleux »… Moïse de Camondo est aussi un grand amateur de « bonbons boules » à la cerise, une des spécialités de Boissier7.

Ces notations éparses traduisent sa prédilection pour des produits typiquement méditerranéens (huile d’olive, boutargue, olives…) ainsi que pour la gastronomie italienne dont témoignent aussi les comptes rendus qu’il adresse au Club des Cent, à l’occasion de ses voyages dans la péninsule à la fin des années 1920. De ce point de vue, il s’avère un gourmet accompli, amateur de haute cuisine française et de grands crus, mais resté fidèle aux produits et traditions culinaires raffinées de la Méditerranée, héritées de sa famille.

1Gabriel Astruc, Le Pavillon des fantômes, Paris, Mémoire du Livre, 2003, p. 234.

2Ibidem.

3Boutargue (ou poutargue) : sorte de caviar fait avec les œufs du muge, pressés, séchés, salés et épicés.

4AMNC, P.M.4, lettre de M. Merlat du 26 septembre 1906.

5AMNC, P.M.5, lettre de la Société des Mines de Sériphos et de Spiliazeza du 27 avril 1926 ; lettres de Moïse de Camondo à M. Agapitos des 23 mars 1927 et 16 février 1928.

6AMNC, L.M63.28, facture de Groppi du 25 septembre 1933 (commande de M. Anpasch).

7En 1827, Bélissaire Boissier ouvre son premier comptoir à Paris dans le quartier de la Madeleine. Confiseur ingénieux, il met au point la première recette de marron glacé et invente le « bonbon boule » d’abord à la cerise, puis à d’autres parfums.

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