Le gros œuvre
Le chantier démarre dès l’acceptation des plans de René Sergent. Le 25 novembre 1910, le marché de démolition de l’hôtel Violet est signé avec M. Antoine Loubeyre qui achète les matériaux récupérables1.
Jusqu’à l’installation du comte de Camondo, les appels d’offre se succèdent et font l’objet de nombreuses tractations. Ainsi, alors qu’il visite l’Écosse en août 1911, Tédeschi, chargé des négociations avec les entreprises, lui annonce : « Voici le jaune d’un mot que j’adresse à M. Sergent pour lui remettre le document que “je crois” être, enfin, le “Permis de reconstruire”. Il me dira si c’est bien cela. […] j’ai terminé ce matin avec la maison Deschamps pour la couverture à 15 000, au lieu des 16 000 demandés. J’en informe M. Sergent pour qu’il prépare le nécessaire2. »
Après le terrassement, le permis de construire obtenu le 1er juin 19113 marque le début des travaux de gros œuvre. Dès lors, le chantier est minutieusement suivi par Moïse de Camondo qui se rend sur place très fréquemment. Il convoque, exige, rectifie et veille au moindre détail. Telle son ombre portée, Tédeschi note et rapporte tout avec précision et se fait l’écho des décisions prises.
Le renforcement des murs de la cave à vin conservée du côté de la façade ouest est effectué par l’entreprise Plaudet4. Pour ce faire, on utilise le béton armé à la technique maîtrisée depuis peu. Il sert aussi en partie à la construction proprement dite dont le marché, le plus élevé de tous, est remporté par l’entreprise de Travaux publics et particuliers Michau et Douane. Fondations, élévations et ravalements des façades, niveaux, cheminées, escaliers, voûtes et corniches, mais aussi conduits des filtres et maçonnerie des batteries, lui sont confiés. Malheureusement, les devis détaillés ne nous sont pas parvenus, seuls quatre « marchés à forfait » fournissent quelques précisions. On apprend ainsi que les murs et les voûtes des vestibules, des galeries et de l’escalier d’honneur sont réalisés en pierre de Tercé extraite d’une carrière située dans la Vienne.
Mais les travaux n’avancent pas assez vite. Moïse de Camondo s’en plaint et reçoit de la part de Michau et Douane l’assurance « qu’ils doubleront les équipes de manière à imprimer le maximum d’activité à [sa] construction pour rattraper, dans la mesure du possible, le temps perdu5 ». Les maçons hissent le drapeau final du chantier fin septembre 19126.
Concomitamment, sont réalisés les travaux de canalisation en ciment et ceux de tout-à-l’égout7.
Les charpentes en bois des combles et les faux planchers8 sont achevés en février 1912. L’entreprise Ravier frères qui exécute ces travaux est également chargée de construire les escaliers provisoires pour accéder aux différents niveaux. Elle réalise aussi les escaliers de service et est présente sur le chantier jusqu’en mars 1913 pour effectuer des modifications, et, au besoin, des maquettes de préfiguration9.
Sont ensuite posées la couverture en zinc10 de l’hôtel pendant l’été et l’automne11 ainsi que les huisseries extérieures et les bâtis des ouvertures intérieures12.
On peut donc penser que le gros œuvre est achevé à la fin de l’année 1912. Le temps presse en effet. Moïse de Camondo écrit à René Sergent : « Veuillez bien, par un ordre de service auquel je vous prie de tenir la main, en informer tous vos entrepreneurs afin que les travaux soient poussés très activement. Il faut absolument, en effet, qu’à la date du 1er juillet 1913 mon nouvel hôtel soit complètement achevé pour que je puisse y emménager13. »
L’installation du confort
Le comte désire que son hôtel bénéficie de toutes les installations nécessaires au bon fonctionnement du service domestique et au confort quotidien : éclairage électrique, chauffage central, eau courante et stérilisée (fig. 5), ascenseurs, système de nettoyage par le vide, cuisine fonctionnelle et salles de bains hygiéniques. C’est vraiment dans ce domaine que transparaît son goût de la modernité.
Ayant auparavant aménagé de luxueux hôtels de voyageurs, René Sergent est au fait des dernières innovations en matière d’hygiène et de confort et possède donc les meilleures compétences.
Hormis le charbon utilisé pour le chauffage et la cuisson des aliments, toutes les autres sources d’énergie sont distribuées par réseaux : l’eau, le gaz et le téléphone, par la Ville de Paris ou par l’État ; l’électricité pour l’éclairage, et l’air comprimé pour les ascenseurs, par des compagnies privées. Sur place, l’énergie nécessaire aux services des sonneries et du téléphone provient de piles Leclanché montées en batterie dans des placards du sous-sol.
La circulation de ces fluides par câbles, tuyaux et gaines assure le confort de façon discrète. C’est le cas du chauffage : un réseau de gaines maçonnées dans l’épaisseur des murs permet de distribuer au sol, par 35 bouches de soufflage à grille réglable, l’air chaud filtré et pulsé du calorifère. Des radiateurs installés dans les espaces de service complètent ce dispositif. Ce système de chauffage à vapeur à basse pression et la distribution de l’eau chaude font l’objet d’un devis descriptif extrêmement détaillé14. Commencée dès l’été 1912, l’installation était censée être opérationnelle pour l’hiver suivant, ce qui ne semble pas être le cas. Moïse de Camondo s’en indigne auprès de René Sergent : « Mr Tédeschi a vu Mr Godeberge qui prétend que tout marche normalement, alors que je constate que L’ON NE CHAUFFE PAS. Depuis six semaines, suivant les promesses de Mr Godeberge, mon immeuble devait être chauffé par le calorifère. […] J’EXIGE que la maison soit chauffée15. »
D’après la correspondance conservée, il semble que les déconvenues soient nombreuses : malfaçons, retards, matériel défectueux… Un expert est nommé pour surveiller les réparations. Effectivement, elles semblent nécessaires d’après ce télégramme adressé par Tédeschi au comte en janvier 1914 : « Ai regret de vous annoncer qu’un élément de la grosse chaudière rue Monceau a aussi éclaté. Hôtel reste donc sans chauffage et sans eau chaude16. »
Autre source de mécontentement pour Moïse de Camondo, le fonctionnement de son ascenseur (fig. 6). Sont installés fin 1912 deux ascenseurs aéro-hydrauliques à piston plongeur17, l’un pour les domestiques et l’autre pour « les maîtres ». Pour celui-ci, une cabine en acajou moucheté et sculpté est réalisée d’après une maquette18. Peu après son emménagement, le comte, mécontent, s’adresse à René Sergent : « Je continue à vous signaler le mauvais état de fonctionnement de l’ascenseur. Ses divers organes, ainsi que les portes, fonctionnent très irrégulièrement. […] Comme je vous ai déjà prévenu, je vous prie de ne pas ordonner la fin des paiements à la maison Vernes, Guinet, Sigros & Cie avant que j’ai (sic) obtenu satisfaction19. »
Pour l’éclairage, l’installation des cuisines et salles de bains, des entreprises très performantes, dirigées par des ingénieurs centraliens, sont chargées des travaux20 : Mildé installe l’électricité ainsi que les services des sonneries et du téléphone (cat. 3) ; Cubain exécute les travaux de fumisterie et livre fourneaux, rôtisserie, chauffe-plats, bacs de plonge et de lavage dans la cuisine et ses dépendances21 (fig. 7) ; enfin, Kula met en place la plomberie et l’équipement sanitaire (fig. 8).
En mars 1913, alors que Moïse de Camondo est en croisière en Méditerranée, Tédeschi tente de coordonner les différents corps de métiers et raconte ses visites quotidiennes : « Je reviens de la rue de Monceau où j’avais convoqué Godeberge et Kula pour les mettre d’accord et coordonner leur travail respectif (étage des domestiques) où il faut que les travaux d’alimentation d’eau chaude soient terminés pour les essais, lesquels essais doivent être faits avant qu’Ebel puisse commencer le carrelage de votre salle de bains. Ce sont, en effet, ces essais qui diront si la tuyauterie Kula n’a pas à être révisée et dans le cas de révision, il est nécessaire évidemment qu’elle soit faite avant qu’Ebel entreprenne son travail. Bref, tout est d’accord maintenant, et ces essais se feront mercredi prochain. Dès lors, comme ledit étage des domestiques sera déblayé, les peintres pourront en prendre possession22 . »
Dans ces espaces modernes et fonctionnels, peinture Ripolin ou carrelages et revêtements céramiques23 (fig. 9) recouvrent les sols, les murs, voire le plafond dans la cuisine. Pour les sols dans les étages dévolus au service, on utilise aussi un nouveau matériau sain et hygiénique : le porphyrolithe24. Sans doute grâce à ses énergiques exhortations, Tédeschi est soulagé d’annoncer à Moïse de Camondo, bientôt de retour : « J’ai la satisfaction de pouvoir vous dire, aujourd’hui, que sauf quelques finitions et une dernière couche de peinture à l’étage des domestiques, les travaux, depuis votre départ, ont marché comme je le voulais et étant tous les jours sur le dos des ouvriers je suis arrivé, heureusement, à un résultat dont je n’ai pas trop à me plaindre. Le reste marche aussi d’une façon assez satisfaisante25. »
Le second œuvre et le décor intérieur
Durant l’année 1912, les appels d’offres concernant le second œuvre sont lancés et les devis sont âprement discutés, voire refusés pour certains. Le sculpteur Jules Visseaux est retenu pour façonner sur place le bas-relief qui orne la rotonde26, tandis que la sculpture extérieure des fenêtres et de la voûte du porche est confiée à l’entreprise Housset et Guillemain (associée à la maison Cruchet) dont le devis est tout d’abord jugé « exhorbitant27 » (sic). Cette entreprise avait réalisé l’année précédente la maquette du grand escalier28.
À l’intérieur de l’hôtel, l’activité est intense dès le début de l’année 1913. Après la pose des parquets29 et dallages de pierre et de marbre30, la décoration des espaces intérieurs commence véritablement. Pour la créer ou la compléter, René Sergent s’adjoint la collaboration des meilleurs artisans d’art : sculpteurs sur pierre et sur bois, ébénistes, menuisiers, tapissiers, ferronniers, doreurs, peintres décorateurs, marbriers… C’est surtout dans ce domaine que s’exprime le sens aigu du détail chez Moïse de Camondo. Il exige en effet la perfection, comme en témoigne cette demande : « Cher Monsieur Sergent, (à la ligne) Faisant suite à notre conversation de ce matin, je vous prie de vouloir bien aller chez M. Fabre, antiquaire rue de Rennes, voir deux lanternes. Vous seriez bien aimable d’en faire prendre les mesures et de faire deux petites maquettes desdites lanternes pour les accrocher dans notre maquette de l’escalier31. »
La maison Chamouillet se voit confier les travaux de miroiterie. Ses ouvriers déposent des glaces dans l’appartement d’Isaac de Camondo, avenue des Champs-Élysées32, et dans l’hôtel alors habité par le comte, rue Hamelin. Chacune est taillée et posée suivant un emplacement précis33 (fig. 10).
Plusieurs cheminées proviennent aussi de l’hôtel rue Hamelin, celles du grand salon, du salon des Huet, du petit bureau et de la chambre de Moïse de Camondo. Chargée de leur dépose et repose, l’entreprise Gilis34² fournit celles de l’appartement de Nissim ainsi que le dressoir en marbre Campan mélangé de la salle à manger qui est réalisé sur mesure. Elle fixe également des consoles en marbre blanc et la fontaine en marbre jaune de Sienne, après les avoir déposées rue Hamelin35.
Durant l’année 1911, Moïse de Camondo recherche et acquiert de nombreux lambris anciens pour le décor des pièces principales de son hôtel. Ceux-ci en déterminent la hauteur et parfois la forme bien qu’ils ne soient pas remontés comme à l’origine.
Chez Lemoine et Leclerc, tapissier-décorateur, le comte achète la boiserie du grand salon36 (fig. 11). Provenant du salon de compagnie du comte de Menou situé 11, rue Royale, et simplement peinte en blanc à l’origine, elle est dorée et l’une des portes, placée dans le grand bureau, est décapée37. Les lambris destinés à la salle à manger et les deux niches garnies de glaces de la galerie sont acquis chez l’antiquaire Armand Sigwalt38. Il trouve chez Édouard Larcade la cheminée et la boiserie de la bibliothèque dont les panneaux déterminent la hauteur de cet étage d’attique ainsi que les lambris de l’alcôve de sa chambre39.
Lorsque certains éléments anciens sont introuvables sur le marché, Moïse de Camondo, qui en a une vision extrêmement précise, les fait copier d’après des modèles historiques. Il fait ainsi appel à la maison Bricard, fabricant de serrures et quincaillerie de luxe, pour dupliquer ou compléter crémones et mécanismes de fermeture, parfois sur un « modèle spécialement créé et sculpté pour Mr de Camondo, suivant la décoration de son espagnolette ancienne, dorée au mercure40 ».
Il commande aussi à la maison Baguès la reproduction d’une rampe pour l’escalier d’honneur41 (fig. 12). Déçu de la dorure, le comte alerte René Sergent : « Bourdier (le doreur) prétend que l’on n’arrivera jamais à un résultat convenable avec l’or qui a été employé ; il faudrait de l’OR CITRON et un patinage par un homme absolument du métier. Il me semble, dans ces conditions, qu’après avoir manifesté tout mon mécontentement à la maison Baguès, vous pourriez la persuader de s’adresser à Bourdier pour ce travail, bien entendu à ses frais, car elle me doit un travail bien fait et qui nous donne, à vous et à moi, toute satisfaction42. »
Cette exigence et ce sens du détail apparaissent plusieurs fois à la lecture de la correspondance ou des mémoires de travaux. On découvre, par exemple, que l’entreprise A. Felz chargée de la peinture décorative peine à donner satisfaction quant à la réalisation du décor du petit bureau : elle devra recommencer trois fois et réclame le règlement du temps passé et des marchandises employées… L’architecte tranche par une note à l’encre rouge : « Il est d’avis43 de ne payer ce travail qu’une fois en supplément au lieu de trois fois44. »
Enfin, entre en jeu la maison Decour. Fondée en 1834, l’ancienne maison Simon a été reprise par la famille Decour père, puis fils. Installée 41, rue Joubert, et à partir du 1er juin 1914 26bis, rue François-1er, Decour a travaillé pour plusieurs résidences Rothschild, notamment à Waddesdon Manor, puis sa réputation a traversé l’Atlantique. Henry Clay Frick a fait appel à elle à New York45. Moïse de Camondo la connaît et l’a déjà employée, notamment pour décorer sa maison de campagne, la villa Béatrice, à Aumont dans l’Oise.
Dès lors, la maison Decour cumule les fonctions. Outre son rôle de décorateur et tapissier, elle fournit également au comte plusieurs éléments de boiseries anciennes46 et parfois du mobilier, des textiles anciens ou des objets d’art. Elle lui sert aussi de temps en temps d’intermédiaire pour revendre. Dans son entrepôt rue Balagny, Decour garde les glaces, boiseries47, rideaux, tapis et thibaudes démontés par ses soins dans l’appartement d’Isaac de Camondo, puis les œuvres déposées rue Hamelin et les boiseries achetées depuis 1911 par Moïse de Camondo.
Ses devis sont conservés dans les archives du musée. L’architecte les reçoit de son côté, accompagnés de dessins de détails48. Pour juger de l’effet produit, des présentations de ces dessins et projets sur une charpente sont prévus au garde-meuble et sur place, rue de Monceau49. Très attentif, le comte suit le déroulement des travaux au jour le jour, fait apporter des modifications, relit les mémoires de travaux à la loupe et remplit des pages d’observations. Par exemple, à propos du remplacement d’un lambris, il note et tranche : « Erreur de Decour, j’avais signalé ce changement dès le lendemain du devis ; il l’a oublié, tant pis pour lui ». Et, bien sûr, Tédeschi surveille lui aussi : « Decour après lequel il faut constamment se gendarmer50. »
Par un « État de situation des travaux » du 9 mai 1913, on apprend que Decour et ses ouvriers sont sur place depuis le mois de janvier et ont commencé par la pose des bâtis destinés à fixer les boiseries anciennes, puis ceux qui soutiennent les ornements des corniches (fig. 13). Les lambris anciens sont remis en état, souvent retaillés, toujours complétés et parfois décapés. Moulures d’oves, modillons, rais de cœur et rosaces sont fournis, posés, adaptés, plinthes et baguettes d’encadrement sont ajustées.
À l’occasion de la réparation de certaines tapisseries, Moïse de Camondo prévient le restaurateur : « Veuillez noter que mon tapissier, Mr Decour, a fait tous les cadres de ces tapisseries sur leurs mesures anciennes et il me prie d’appeler sur ce point, votre attention pour que, après le nettoyage, les dimensions de chacune d’elles soient absolument pareilles à ce qu’elles étaient avant51. »
Tandis qu’on s’affaire rue de Monceau, dans les ateliers de la maison Decour on découd, retaille et confectionne drapés, tentures, stores et rideaux pour chaque croisée, après avoir démonté et nettoyé ceux de la rue Hamelin. On regarnit des sièges, fournit ou restaure sommiers et matelas. Sur place, les tentures sont fixées, les tiges des lustres habillées et les armoires et vitrines garnies (fig. 14 et 15). En dépit de tous les aléas, la fin des travaux est maintenue pour le 15 août 191352.