« Le studio de création Louis Vuitton. Témoignages », entretiens avec Murray Healy, retranscrits par Pamela Golbin

Extraits tirés du livre Louis Vuitton/Marc Jacobs, coédition Les Arts Décoratifs /Rizzoli.

Au commencement...

Jane Whitfield : J’ai rencontré Marc Jacobs et Robert Duffy un samedi matin à Milan, en 1997 ; ils m’ont dit qu’ils souhaitaient travailler avec moi, mais ils n’ont absolument pas mentionné Louis Vuitton. Il s’agissait de collaborer à la deuxième ligne Iceberg à Rimini, où travaillait quelqu’un avec qui j’étais amie, et j’y suis allée parce que je souhaitais vraiment côtoyer Marc. Quinze jours plus tard environ, j’ai reçu une lettre de la maison Louis Vuitton m’invitant à venir à Paris. À l’époque, des rumeurs couraient au sujet du projet de Marc, mais rien n’était sûr. Je me suis donc retrouvée à Paris, et Marc m’a expliqué : « Nous montons une équipe pour travailler à Paris pour Louis Vuitton. »

Peter Copping : Je suis entré comme styliste senior en mars 1997. J’ai d’abord vu des chasseurs de tête qui m’ont ensuite présenté à Marc et à son associé de New York, Robert Duffy. Je les ai rencontrés deux ou trois fois, et nous nous sommes tout de suite bien entendus. Nous avions en commun l’expérience Iceberg. « Je t’ai engagé parce que tu portais un pantalon Carharrt et que j’aime ça », m’a dit Marc. La façon dont les gens s’habillent, leur apparence, compte en effet beaucoup pour lui, et je crois qu’il a apprécié que je n’aie pas fait vraiment d’effort vestimentaire pour l’entretien, que je ne me sois pas mis sur mon trente et un. On peut en savoir autant sur une personne d’après la façon dont elle se présente qu’en étudiant son dossier. Voilà le genre de détail qui est important aux yeux de Marc, porter un vieux pantalon Carharrt. En tout cas, Vuitton était une très grande marque et quand on la comparait avec d’autres, comme Gucci et Prada, aussi spécialisées dans la fabrication de bagages et qui avaient commencé sur les mêmes bases, il semblait curieux que Vuitton n’ait pas de collection de prêt-à-porter. Tout l’intérêt était de savoir si Vuitton, en lançant quelque chose, allait le faire convenablement. L’entreprise avait le budget. Je trouvais cela passionnant, on savait qu’on pouvait vraiment avoir un bon produit.

Les premières collections

Marc Jacobs : Avant le premier défilé ? Je ne me rappelle pas trop. Je me souviens de soirées de folie. Aucun de nous ne savait ce qu’on faisait. On travaillait sur une présentation, en fait. On essayait d’imaginer ce que devait être le prêt-à-porter Vuitton. Ça, c’était avant le premier défilé. Camille : La première année, une sorte de brainstorming a eu lieu avec tout le monde, pour réfléchir à ce que devait être ce prêt-à-porter Louis Vuitton.

Jane : Nous avons passé beaucoup de temps assis par terre. Je me souviens de photos où on est assis sur le sol. Je crois que nous avons eu des chaises au bout de quelques semaines. Nous n’avions pas d’atelier, nous devions donc, comme beaucoup d’autres, travailler avec des usines en Italie. En gros, ça a commencé comme ça. La collection « Zéro » a débuté ainsi.

La vision de Marc pour Louis Vuitton était vraiment très intéressante. Il ne s’agissait pas d’organiser un défilé, mais de présenter des vêtements tout à fait portables. Des vêtements très simples. La collection était très « logoisée ». Très minimaliste, simple, du style : le plus beau manteau, le plus bel imperméable, le plus beau pull en cachemire, le plus beau vêtement en cuir. Il s’agissait de vêtements conçus pour eux-mêmes, et non en vue d’un défilé. Cette présentation avait été préparée en grande partie autour de l’idée de détente et de voyage. Marc était vraiment parti de là et de son amour pour les beaux textiles, les belles matières, les belles choses. En fait, nous avions les idées, mais pas nécessairement les moyens de les réaliser. C’est vrai, sérieusement, nous n’avions rien ! (Rires) Quand j’y pense, c’est vraiment bizarre.

Jane : On partait essentiellement de croquis, très simples. Nous avons donc beaucoup travaillé avec les fabricants, puis progressivement nous avons engagé une femme pour commencer à créer des modèles. Elle travaillait ici, dans la même pièce que nous. Cela s’est développé ainsi petit à petit. Ensuite nous avons créé la première collection avec de vrais vêtements. Marc a commencé à créer les lunettes monogrammées, les sacs. Et il a eu l’idée du cuir, qui était tout à fait inconnu chez Louis Vuitton, si je puis dire : du vrai cuir, verni pour ressembler aux lunettes, avec le monogramme en relief. Je crois que ça a vraiment marqué un tournant, parce que ça a été un succès et que l’idée venait de lui. Dans la maison, les gens ont commencé à se dire : « Avec ces personnes on peut gagner de l’argent. » Yves Carcelle était très enthousiaste, nous parlions leur langage. Ils ne comprenaient pas le nôtre. À l’époque, il y avait deux collections par an, tous les six mois donc, ce qui pour eux était un laps de temps vraiment court. Pour les sacs, ils étaient habitués à ce que le turnover soit de deux ans environ, ce qui est énorme. Ils ont donc appris beaucoup, et nous aussi, je pense. Marc Jacobs : Je voulais revisiter le monogramme, mais je voulais le rendre invisible. Nous avons donc créé le monogramme verni – nous avons trouvé cette idée de créer une surface très visible, frappante par sa couleur ; avec ce cuir brillant et verni, le monogramme, juste en relief, disparaissait presque. Il s’agissait de créer quelque chose de plus visible tout en réduisant l’importance d’un élément qui avait toujours été présent, ou en le modifiant.

Peter : Les rôles dans l’équipe se sont partagés spontanément, et j’ai toujours travaillé davantage sur la recherche et sur le style. Jane est une merveilleuse organisatrice, elle a donc beaucoup œuvré sur ce plan-là, avant de prendre en charge les tricots. C’est ainsi que les choses ont évolué. Je dirais que je joue un peu le même rôle que Venetia Scott pour la ligne de Marc à New York : elle commence la recherche au début de la saison, propose une direction, etc.

Peter : Il a assez vite été décidé d’organiser un défilé pour la deuxième collection, parce que c’était un bon moyen pour promouvoir la maison. Il n’y avait personne pour créer les tissus – c’était un tout petit atelier à l’époque –, j’ai donc dû effectuer un important travail de recherche et commander tout ce dont nous avions besoin. Je passais mon temps au téléphone avec l’Italie pour faire venir les tissus et m’assurer que les commandes arrivaient bien. Ce qui ne laissait pas beaucoup de temps pour la création.

Jane : Nous étions installés dans cet hôtel particulier, avec deux pièces en haut, deux pièces en bas. Pour préparer le défilé, nous avions besoin d’un atelier. Alors nous avons commencé par trouver le chef d’atelier, à titre d’essai, puis nous avons monté l’atelier, en fait. Il y a ici des personnes qui sont là depuis le début, venues de très bonnes maisons et possèdant un grand savoir-faire. Mais il est très difficile d’avoir en plus cette dimension moderne qui est chez Marc une véritable obsession. Il existe une manière bien établie, très particulière, de faire les choses. Mais avoir cette touche moderne, pour que les vêtements n’aient pas l’air vieux, est vraiment difficile.

Marc : À l’époque on travaillait avec le styliste Joe McKenna et l’équipe d’origine – juste quelques-uns d’entre nous. Nous nous sommes inspirés de la malle grise. Le défilé ne comportait qu’un seul sac – un sac besace blanc qui ressemblait beaucoup à celui que Joe et moi portions et qui était en Nylon noir. Nous l’avons donc fabriqué en agneau blanc, avec un monogramme gaufré. Les boutons des vêtements avaient une inscription Louis Vuitton sur l’envers, donc invisible ; le monogramme était présent sur les ganses à l’intérieur des imperméables. Je me rappelle avoir eu le sentiment que le luxe était entièrement caché. Nous avons créé des jupes avec d’immenses ourlets et des pulls en cachemire démesurément longs mais pliés en deux, si bien qu’ils avaient des ourlets gigantesques. La dimension de luxe était importante mais ne se voyait pas. Si je me souviens bien, c’est cette malle gris pâle non monogrammée dont j’ai décidé à l’époque qu’elle serait la source d’inspiration du prêt-à-porter Vuitton.

Jane : Eh oui, dans la première collection avec défilé, il n’y avait qu’un seul sac. (Rires)

Peter : Ensuite, Marc s’est appuyé beaucoup plus sur son équipe. Nous avons simplement continué en développant davantage le style qui, selon moi, aurait dû être adopté depuis le début : un peu plus frivole, plus « frenchie », moins austère, moins froid ; la première collection était très minimaliste, très sévère d’une certaine façon. Pourtant elle était luxueuse – de beaux cachemires, de belles soies – sans en avoir l’air. Je crois que c’est cet équilibre qu’il faut trouver, une collection ostensiblement luxueuse sans jamais devenir vulgaire. La frontière entre les deux est ténue mais c’est ce que nous avons essayé de faire.

Jane : J’ai adoré la collection automne-hiver 1999, avec les imperméables rouges et les chapeaux rouges. C’était une collection très complète sur plusieurs plans, avec ces petits sacs. Elle comportait quantité de vêtements, elle était très riche ! À mes yeux, cette collection-là a changé les choses. Puis il y a eu la collection Sprouse. Elle a marqué un tournant pour absolument tout le monde, parce qu’on avait fait appel à un artiste. Ça a continué ensuite, avec Murakami. Mais la collection Sprouse, c’était vraiment quelque chose !

L’équipe

Marc Jacobs : Quand je suis arrivé, j’ai fait passer des entretiens : j’ai rencontré Peter Copping, Jane Whitfield, Camille Miceli, Victoria – nous étions une petite équipe. Robert et moi recevions tout le monde et nous n’avions même pas de bureau, à l’époque. Nous étions à la Défense et nous faisions passer les entretiens à l’hôtel.

Katie Grand : Je crois que c’est Mert Alas et Marcus Piggott qui m’ont introduite ici. Je connaissais Marc en dehors du contexte professionnel, parce que j’étais venue un jour sans invitation à l’un de ses dîners ! C’est ensuite devenu un rituel de continuer à venir sans être invitée ! Marc était toujours très content de nous voir, sans doute parce que ça fait du bien de voir des visages nouveaux quand on reste enfermé à l’atelier pendant des semaines. J’ai commencé à travailler sur les campagnes publicitaires avant que Marc soit réellement engagé avec la maison professionnellement. J’ai travaillé ensuite pour les défilés de mode masculine avec Keith Warren. Puis on m’a demandé de collaborer aux défilés de mode féminine, mais c’était impossible parce que je travaillais pour Prada à l’époque. Mais, quand j’ai quitté Prada, j’ai commencé avec Vuitton.

Fabrizio Viti : C’est il y a environ sept ans, je crois, quand je travaillais pour Prada, que Vuitton m’a appelé pour me demander de venir travailler avec eux. Je ne me rappelle pas exactement quel était l’intitulé de mon poste, il faudrait que je regarde sur ma carte de visite ! (Rires) En tout cas, j’étais en charge des chaussures pour hommes et pour femmes, et j’étais impliqué à la fois dans les collections commerciales et les défilés. Mais le meilleur, dans tout cela, c’était de travailler avec Marc, comme vous vous en doutez. Nous sommes plus ou moins de la même génération, il n’a que quelques années de plus que moi. C’est la première fois que je travaille avec quelqu’un qui possède la même logique que moi. Marc est très, très drôle – Hello Dolly !, Barbie et Les Yeux de Laura Mars –, je me suis tout de suite bien entendu avec lui. Nous avons plus ou moins les mêmes références et j’aime ce qu’il aime. Cela facilite les choses.

D’un côté, c’est donc très facile de travailler avec Marc. D’un autre, c’est très compliqué parce qu’il est obsédé par les détails. C’est la seule personne avec qui je travaille qui a une vue d’ensemble d’une collection. En tant que styliste, on travaille sur le prêt-à-porter, les chaussures, les sacs, etc. Les chaussures ne sont pas ce qu’il préfère, mais il est tellement obsédé par les détails qu’il connaît tout à leur sujet. Il vérifie tout, est au courant de tout. Il connaît chaque couleur et chaque matière de toutes les tanneries du monde. Si vous lui demandez : « Qu’est-ce que c’est que ça ? », il vous le dira immédiatement. Et il a toujours raison ! Il possède ce type de mémoire incroyable. Il connaît toutes les couleurs par cœur – chaque code de chaque couleur. Alors, en un sens, c’est comme travailler avec quelqu’un du département développement ! (Rires) Faye McLeod : Quand j’ai commencé, je réalisais seulement les vitrines. C’est ma spécialité : donner une marque distinctive, une personnalité à une société. Quelqu’un m’a appelée et m’a dit : « Marc voudrait te voir. » Il m’a demandé : « Tu veux travailler sur le défilé avec moi ? » J’ai répondu quelque chose du genre : « Non, je n’ai jamais fait ça. » Et il a simplement dit : « On va t’apprendre. Fais comme s’il s’agissait d’une vitrine. » Marc a le don d’inspirer confiance. Pour moi, il est le magicien d’Oz. Il est pareil au savant fou dans son laboratoire, parce qu’il met tous ces gens différents ensemble, il mélange les potions, les personnes, et ça explose. Mais il a les pieds sur terre, il est ancré dans le sol. Quand on travaille ici, on sent qu’on fait partie d’une véritable équipe.

Marc : Je crois que dans le domaine du stylisme, personne ne fait rien tout seul. J’aime cette citation qui dit : le tout est égal à la somme de ses parties…

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