Lorsque l’impératrice Catherine II commanda à l’orfèvre parisien Robert-Joseph Auguste plusieurs services en argent destinés aux gouvernements de son immense empire, la Russie avait achevé sa lente mutation et s’était définitivement imposée sur la scène européenne. Soucieuse de montrer son intérêt pour les dernières modes, l’impératrice s’adressa à l’orfèvre le plus réputé du pays qui donnait alors le ton en matière artistique à pratiquement toute l’Europe. La commande qui échut à Auguste ne semblait pas évidente en un premier temps car non seulement l’impératrice le considérait « d’une cherté épouvantable », mais en plus elle n’hésita pas à lui renvoyer les premiers dessins qui lui avaient été soumis car ils ne correspondaient en aucune manière à ce qu’elle désirait : « J’ai vu ce matin les dessins de Mr Auguste, et ces dessins sont précisément comme je n’en veux pas : ils sont chargés de figures d’animaux et de figures humaines et d’ornements, comme l’on en voit partout […]1 ».
C’est ainsi que pour complaire à l’impératrice et réaliser les services baptisés du nom du chef-lieu des provinces où ils étaient destinés, l’orfèvre abandonna toute référence à la nature pour se tourner résolument vers l’Antiquité2. La fabrication et les livraisons se répartirent sur plusieurs années, conséquence de règlements espacés dans le temps qui permettaient à l’orfèvre et à ses sous-traitants d’acheter la matière première, mais aussi d’honorer d’autres commanditaires non moins exigeants et pressés.
Données au Musée des Arts Décoratifs par Jacques et Yvon Helft en 1928, la paire de flambeaux et la cloche ronde accompagnée de son plat proviennent d’au moins deux des services commandés par l’insatiable impératrice. Les deux premiers objets sont présumés appartenir au service dit de Kazan réalisé à la fin des années 1770 (Cat. 22). Reposant sur un pied circulaire orné d’une moulure de feuilles de laurier surmonté d’un ombilic orné de canaux et de dards, le fût est de section circulaire et comporte trois petits avant-corps unis séparant des parties ciselées d’une chute de piastres. Le binet uni comporte un col godronné et se termine par une moulure de laurier. Avec cette catégorie de flambeaux, Auguste respecte sans servitude le répertoire ornemental tiré de l’Antiquité tout en l’adaptant à un objet dont il réussit à renouveler la forme. En effet, les flambeaux de section circulaire étaient le plus souvent unis ou peu ornés, les orfèvres réservant leur talent de ciseleur à ceux de section carrée ou triangulaire. Ici, Auguste épure la forme et eut l’idée d’agrémenter le fût de ressauts unis lui permettant de rythmer la séquence des ornements.
De son côté, la cloche appartient selon toute probabilité au service dit de Moscou exécuté en 1782-1783 (Cat. 23). De forme ronde lobée, elle est ornée à sa base d’un rang de godrons que surmontent de longs canaux creux joignant l’épaulement. Le dôme uni est rehaussé de quatre grandes feuilles d’acanthe appliquées, au milieu desquelles émerge la prise en forme de pomme de pin. Sans être d’un grand luxe, la décoration toute classique de la cloche est riche, Auguste variant avec subtilité les parties traitées en amati et celles brunies. Ce jeu lui permit d’introduire de nombreuses variantes dans la décoration des différents services, tout en employant un nombre restreint d’ornements et en donnant une sorte d’unité à sa production (les cloches du service de Nijni Novgorod sont à panneaux unis et godrons au rebord ; celles du service de Kazan à panneaux unis et perles au-dessus ; celles du service d’Ekaterinoslav à panneaux à canaux avec godrons et perles et celles du service de Moscou à canaux et godrons).
Quant au plat simplement mouluré accompagnant la cloche, il n’est pas certain qu’il provienne originellement du même service (Cat. 24). Il est l’œuvre de l’orfèvre Louis Lenhendrick – un des orfèvres auxquels Auguste sous-traitait la confection de plats et assiettes – dont on considère que la production destinée aux services de Catherine II était plutôt pour les services de Kazan et d’Ekaterinoslav.
Les deux autres paires de cloches – carrées et rectangulaires ainsi que le plat sur lequel chacune repose – appartenant aux collections du Musée Nissim de Camondo proviennent vraisemblablement du même service dit de Moscou (CAM 256 et 257). Elles sont également passées entre les mains de Helft. Ce dernier acheta massivement de l’orfèvrerie française provenant des anciennes collections impériales russes lors des ventes organisées à Berlin par le jeune gouvernement soviétique ou même parfois directement auprès de la légation soviétique de la même ville.
Après avoir été somptueusement nantie d’un immense et riche service réalisé dans l’atelier de François-Thomas Germain pour remplacer la vaisselle de la Couronne détruite lors du tremblement de terre de Lisbonne en 1755, la cour de Portugal continua à s’adresser aux orfèvres parisiens et plus particulièrement aux orfèvres du roi. Toutefois les commandes ne concernaient plus des services entiers mais seulement des éléments complémentaires. C’est ainsi que sous le règne de Marie I (1777-1816), Robert-Joseph Auguste – que l’ambassadeur du Portugal en France considérait comme « o melhor Ourives deste Pays3 » – fut amené à réaliser un ensemble d’aiguières et de bassins en vermeil, plus quelques présentoirs à verre. Les objets étaient destinés aux cérémonies de la Cour, comme celle du lavement des pieds pendant laquelle l’ambassadeur de France à Lisbonne put remarquer : « de forts beaux bassins, des vases de vermeil d’un travail précieux [qui] ont donné à M. de Melo qui était auprès de moi l’occasion de me faire observer qu’ils avaient été faits en France […] » ; il est fort probable que les objets en question fussent les objets récemment livrés par Auguste4.
Pour cette commande qui devait comporter « de huit à dix aiguières » accompagnées de bassins, Auguste réalisa des aiguières qui ne sont pas toutes rigoureusement identiques, mais dont il n’est pour l’instant pas possible de déterminer si les menues variantes introduites par l’orfèvre répondaient à un usage précis5 (Cat. 25). Les aiguières et bassins d’Auguste frappent par la grande pureté des formes dont l’inspiration provient vraisemblablement d’un modèle antique, mais que l’orfèvre réinterpréta et ne copia pas servilement. Ainsi, le couvercle en coquille ou bien l’anse en console n’appartiennent pas au répertoire antique. Auguste employait déjà cette forme d’anse vingt ans auparavant. A cette sobriété des lignes s’ajoute celle du décor simplement gravé de feuilles, rosettes et encadrement de panneaux, sauf le sommet du couvercle orné d’une prise en relief affectant une graine issue d’une corolle de feuilles.
Anne Forray-Carlier, conservatrice en chef du département XVIIe-XVIIIe siècle du Musée des Arts Décoratifs