Roger Tallon, le design en mouvement

du 8 septembre 2016 au 8 janvier 2017

Reconnu comme un pionnier du design industriel français, Roger Tallon (1929-2011) fait l’objet d’une rétrospective hommage au Musée des Arts Décoratifs.

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Commissariat
• Dominique FOREST, conservatrice du département Moderne et Contemporain
• Françoise JOLLANT-KNEEBONE, historienne du design

Scénographie, graphisme et direction artistique
• H5 (Ludovic HOUPLAIN, Emmanuel PRÉVOT, Baptiste CHAZELLE)

PARTENAIRES DE L’EXPOSITION


Avec le soutien de The Friends of the Musée des Arts Décoratifs

Présentation

L’exposition « Roger Tallon, le design en mouvement » aborde toutes les facettes de sa personnalité et de son travail dévoilés aujourd’hui grâce aux archives, dont il a fait don au Musée des Arts Décoratifs, avant sa disparition en 2011. En 60 ans, il a imposé une approche du design radicalement nouvelle, à la fois ancrée dans l’univers de l’industrie et très ouverte à tous les domaines de la création contemporaine. Son héritage a tellement façonné notre quotidien que l’on a fini par oublier que son nom est attaché à celui du Corail, du TGV Duplex, du funiculaire de Montmartre et de la maquette de la revue Art Press. On lui doit des objets restés emblématiques : l’escalier hélicoïdal Module M400, le service de table 3T et le téléviseur Téléavia P111. Autant d’aspects qui seront présentés au public à travers les objets réalisés, les dessins et les maquettes de ses projets.

Roger Tallon et les maquettes du « TGV 001 », « TGV Duplex », « TGV Atlantique »
Roger Tallon et les maquettes du «  TGV 001  », «  TGV Duplex  », «  TGV Atlantique  »
Archives Roger Tallon
© ADAGP, Paris / photo : MAD, Paris

Roger Tallon débute sa carrière en « esthéticien industriel ». Il n’aura de cesse de récuser ce titre réducteur pour revendiquer celui de « designer ». Il a été, dans l’immédiat après-guerre, celui par qui le design industriel est arrivé en France et a acquis sa notoriété, celui grâce auquel l’enseignement du design a pris son essor dès la fin des années cinquante. Il a ouvert cette profession au monde culturel et intellectuel au niveau international.

L’exposition retrace 60 ans d’une carrière extrêmement riche et témoigne d’une approche du design radicalement nouvelle.

Dans les années 1950, alors que personne ne parle encore vraiment de « design » en France, Roger Tallon est engagé comme consultant par Dupont de Nemours et Caterpillar. Ces firmes américaines développent l’idée du design comme activité globale et partie intégrante de la structure de l’entreprise. En découvrant les méthodes de travail américaines, il élabore de nombreux projets, notamment pour Frigidaire, marque de General Motors, pour laquelle il travaille pendant 7 ans.

À son retour, durant sa collaboration avec l’agence Technès, de 1953 à 1973, Roger Tallon aborde tous les domaines : machines-outils, électro-ménager, appareils photo et caméras, machines à écrire, poste de télévision, matériel de bureau et crée plus de 400 produits industriels. Roger Tallon a contribué aux côtés de Jacques Viénot, fondateur de Technès, à faire de l’agence une référence du design français.

Au cours de ces années, Tallon engage une réflexion sur la complexité du design et son application à tous les domaines de la société. Ce qui l’amène à développer pleinement sa conception du design global, du produit à l’image d’entreprise, lorsqu’il quitte Technès en 1973 pour créer sa propre agence « Design Programmes SA ». En 10 ans, il dépose plus de 200 brevets, modèles et marques. Désormais chaque projet donne lieu à une approche systémique, impliquant tous les domaines du design : le produit devient l’une des composantes d’une problématique générale.

Téléviseur portatif « P 111 », Téléavia, 1963
Téléviseur portatif «  P 111  », Téléavia, 1963
Archives Roger Tallon
© ADAGP, Paris / photo : MAD, Paris

Créé en 1963, le téléviseur portable Téléavia P111, une innovation formelle dans le design des téléviseurs et une vraie réussite commerciale, reste encore aujourd’hui un objet culte. Suivent d’autres « success stories », comme le service 3T dans le domaine des arts de la table, les sièges Cryptogamme pour le Mobilier national, la gamme des montres Mach 2000 pour Lip, ou encore les bidons d’huile pour Elf : tout au long de sa carrière, Roger Tallon réinvente avec génie notre quotidien.

La mobilité et les transports sont les domaines pour lesquels Roger Tallon donne le plus de projets et ceux, aussi, dont il était le plus fier. En 1968, il conçoit le métro de Mexico, et dès le début des années 1970 entame une collaboration de longue durée avec la SNCF, d’abord avec le train Corail (baptisé par Tallon à partir de la contraction de « confort sur rail »), puis avec le TGV Atlantique et le TGV Duplex, suivis par l’Eurostar en 1994. Son intérêt pour le transport s’illustre avec la cartographie du RER, dont les lignes graphiques sont toujours en usage, mais aussi le métro MP89 (ligne 14) et le funiculaire de Montmartre en 1991.

Livrée extérieure du « TGV Duplex », 1994
Livrée extérieure du «  TGV Duplex  », 1994
Archives Roger Tallon
© ADAGP, Paris / photo : MAD, Paris

Pour chaque projet, Tallon applique sa conception d’un design global : ergonomie, couleurs, signalétique et emballage… Son ambition est de concevoir des objets et des espaces pensés pour accompagner l’évolution des modes de vie.

Il instaure une longue collaboration avec la galerie Lacloche, qui produit des pièces iconiques comme le « lit métamorphique », le mobilier de la série M400, l’escalier hélicoïdal Module M400, puis TH, dont la production est ensuite reprise par Sentou. Pour Sentou, il réalise également la chaise Wimpy et la chaise pliante TS, modèle de simplicité formelle et graphique. Ces projets s’inscrivent dans un engagement professionnel constant auprès d’entreprises de toutes natures et auprès de galeries et d’éditeurs.

Tallon a très tôt conscience que, même étendu à l’art de vivre, le design ne se limite pas au produit et contient une dimension culturelle. Il entretient ainsi d’étroites relations avec le monde de l’art contemporain et participe aux recherches d’Yves Klein et de César.

« Siège-portrait de César », crèche pour l'aéroport d'Orly, 1967
«  Siège-portrait de César  », crèche pour l’aéroport d’Orly, 1967
Archives Roger Tallon
© ADAGP, Paris / photo : MAD, Paris

En 1966, César reçoit la commande d’une crèche pour l’aéroport d’Orly. Ensemble, ils réalisent des Sièges Portraits, représentant les célébrités de l’époque – Mireille Mathieu, Brigitte Bardot, le général De Gaulle, Dali, Picasso, le chanteur Antoine, Léon Zitrone, César bien sûr et Roger Tallon. Le public peut alors s’asseoir sur leurs genoux et regarder le petit Jésus sur un téléviseur installé parmi des bottes de paille.

En 1970, il est le coordinateur artistique du pavillon français de l’Exposition universelle d’Osaka au Japon et crée à cette occasion les Têtes parlantes géantes, moulages des visages de Françoise Hardy, Johnny Hallyday, Sylvie Vartan et Georges Moustaki, sur lesquels sont projetées les images animées d’eux-mêmes en train de chanter.

Proche de Catherine Millet, fondatrice de la revue Art Press, Roger Tallon collabore avec elle pour en créer la maquette en 1973, restée inchangée jusqu’à aujourd’hui.

En 2008, Roger Tallon choisit de faire don au Musée des Arts Décoratifs de ses archives, couvrant l’ensemble de sa carrière. Constituées de dessins, plans d’exécution, photographies, notes, descriptifs, presse, dossiers de marketing et de communication, contrats, dépôts de modèles… Elles incarnent le « système Tallon ».

C’est ce foisonnement, cette complexité du personnage, ce parcours unique d’un créateur aux multiples facettes, que le Musée des Arts Décoratifs fait découvrir au public. Après l’exposition de 1993 au Centre Pompidou, « Roger Tallon, le design en mouvement » constitue la première rétrospective complète du designer industriel français.

« Roger Tallon, le design en action », par Françoise Jollant-Kneebone

1945 : avoir seize ans dans l’après-guerre, redécouvrir Paris après des années dans le maquis, gamin porteur de courrier ou de nourriture ; Paris déchiré entre la joie de la liberté retrouvée et la tentation de la haine, de la vengeance. Une vie quotidienne difficile, grise, et l’image d’une Amérique fantasmée : « Je suis un Galloricain » dira plus tard Roger Tallon, trop vite enrôlé dans l’armée et envoyé en Allemagne à l’âge où on poursuit ses études. (…) Il s’exerce à la caricature, il dessine, il fait des rencontres. Il est recruté, à son retour, par Caterpillar France. C’est une occasion inespérée de découvrir le monde industriel dynamique d’une Amérique jusque-là rêvée. DuPont de Nemours, qu’il intègre ensuite, le confirme dans cette voie. Sa rencontre fortuite avec Jacques Viénot va lui permettre de mettre enfin un mot sur ce qu’il fait. (…) C’est « l’esthétique industrielle », expression que Tallon a toujours combattue, lui préférant « design », qui présente une plus grande ouverture et un appel d’air international. (…)

Tallon se rapproche des nouveaux réalistes par affinité autant que par opportunité de rencontres. Autour de Pierre Restany, les nouveaux réalistes se cherchent. La mort soudaine d’Yves Klein en 1962 interrompt leurs recherches et rapproche durablement Tallon et César. À Tallon la découverte de nouveaux matériaux, de nouveaux procédés, à César leur mise en œuvre. Tallon voit dans l’art un complément indispensable et une frontière flexible entre sa pratique du design et la dimension de recherche qu’il développe dans toutes les directions. Cela explique pourquoi il se lie d’amitié avec Jean-Jacques Lebel (les happenings), Max Théret (la Fnac), s’intéresse au cinéma (Raoul Lévy), à la sociologie (Henri-Pierre Jeudy), à la sémiologie, au design graphique (Rudi Meyer, Manfred Eisenbeis, Dieter Lassmann, Massimo Vignelli), à la presse (Catherine Millet). (…)

Moto « Taon », 1957
Moto «  Taon  », 1957
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

Les premiers signes avant-coureurs du changement arrivent dès 1960, moment clé où il fait les rencontres professionnelles, artistiques, intellectuelles qui seront décisives, et où il aborde de nouveaux domaines : il se rapproche de son cousin Robert Sentou pour créer et fabriquer une chaise pour le groupe Wimpy, première chaîne de fast-food en France. De conception entièrement nouvelle, la chaise Wimpy se compose de quatre pièces identiques, faciles à assembler. Ce terrain d’expérimentation en annonce d’autres dans le domaine du mobilier : avec l’appui de Jacques Lacloche, rencontré lors de l’exposition en 1962 « Antagonisme 2. L’objet » au Musée des Arts Décoratifs, il réalise pour César un téléviseur, collabore avec Klein et s’engage dans une recherche qui aboutit à la série TX 400, conçue à l’origine à la demande de Raoul Lévy pour un night-club. Simultanément, il abandonne la forme carrée du téléviseur pour le P 111, véritable révolution formelle dès sa sortie. Les Cryptogamme et le service 3 T arrivent logiquement dans la foulée. En peu de temps, son vocabulaire formel opère un virage spectaculaire, en rupture avec la décennie précédente : l’abandon de l’angle droit au profit de la courbe, plus amicale, dit-il. (…)

1970 est une année riche en événements et en voyages : nommé coordinateur artistique du Pavillon français de l’Exposition internationale d’Osaka « Expo 70 », (…) il est chargé de mettre en valeur les symboles forts de la « francitude », de l’art de vivre français – art, artistes, gastronomie, technologie et design… Le succès est là : le public se presse pour voir les têtes chantantes de Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Françoise Hardy et Georges Moustaki ainsi que les autres animations conçues par Tallon. (…)

1971 est l’année où son projet prend forme : il rencontre Christian Marbach qui vient de créer la Sofinnova et envisage d’investir dans le design et entre au conseil d’administration du Conseil supérieur de la création esthétique industrielle CSCEI (…) qui réunit des personnalités du monde de la culture et des affaires, parmi lesquelles François Mathey, directeur du Musée des Arts Décoratifs et du CCI (Centre de création industrielle), et Lord Reilly, directeur du Design Council de Londres. (…) C’est dans ce contexte que Tallon mûrit son projet en s’entourant des compétences nouvelles dont il a besoin pour bâtir son business plan. (…) Design Programmes SA ouvre en 1973 au 50, rue Castagnary (Paris). Elle va durer dix ans, dix ans d’activité intense, prolixe. Durant cette période, Tallon ne dépose pas moins de 180 brevets, modèles et marques à l’INPI, en France et à l’étranger, par l’intermédiaire du cabinet Beau de Loménie. Tallon est avant tout un inventeur, un incorrigible chercheur, un touche-à-tout visionnaire, bien souvent à l’avant-garde de son temps. Ce qui est la marque de son talent a un revers : les dépôts coûtent cher et ne sont pas toujours suivis de réalisations, de commandes. (…) Les années 1970 sont marquées par la crise financière engendrée par le choc pétrolier de 1973 : frilosité des marchés, baisse de la consommation, accentuée en France par les projets « alternatifs », décroissants dirait-on aujourd’hui, de l’après-Mai 68. (…) Pour Design Programmes, la gestion de l’équilibre entre l’offre et la demande est complexe. (…) Maquette graphique d’Art press, chaussures de ski Salomon, packaging pour Fluoryl, produits solaires Bergasol, sièges de bureau Medius pour Eurosit, matériel éducatif pour Nathan et Thomson…, Tallon développe des projets personnels comme le Smach, nouveau sport dont il invente les règles et conçoit les espaces et l’équipement, la chaise pliante TS pour Sentou et le chêne tramé pour Gilor.

Chaussures de ski SX90, Salomon, 1974
Chaussures de ski SX90, Salomon, 1974
© MAD, Paris / ADAGP, 2016 / Jean Tholance

L’arrivée, derrière Philippe Starck, d’une nouvelle génération de designers, plus souvent diplômés, ambitieux, résolus à en découdre avec une société pétrifiée par le choc pétrolier, marque une transition positive. Prêts au mélange des genres honni par Tallon, entre design et déco. (…) C’est aussi la fin inévitable de Design Programmes. (…) Trop de projets non matérialisés en commandes, trop de recherches personnelles et de dépôts de brevets, modèles et marques. Le rapprochement avec ADSA (fondé en 1975) se profile, association de Pierre Paulin et Roger Tallon, au départ improbable, deux personnalités très différentes : issu de l’École Camondo, Paulin n’est pas un spécialiste du design industriel et Tallon n’est pas un décorateur. Leurs parcours se rejoignent grâce à la médiation de Marc Lebailly et à la diplomatie de Maïa Paulin-Wodzislawska. L’arrivée de Tallon au 74, faubourg Saint-Antoine en 1984 est un moment-clé. (…) Dans la corbeille de mariée de Tallon, deux poids lourds, la SNCF et la RATP. Ce que Tallon perd en autonomie, il le gagne en liberté d’esprit, à nouveau dégagé des soucis administratifs. (…) Ces dix ans d’ADSA au cœur de la Bastille sont presque entièrement consacrés au domaine du transport : entre visites de chantier et réunions, Tallon a peu de temps pour d’autres projets. Il est de plus en plus sollicité et participe à de nombreux concours. L’aménagement, l’identité visuelle et la signalétique prennent une place croissante dans son travail. (…) Son rapprochement avec les artistes appartient au passé, mis à part son amitié avec César et sa participation active à Art press. En 1993, le Centre Georges-Pompidou lui consacre une exposition majeure, « Roger Tallon. Itinéraires d’un designer industriel ». Paradoxalement, cette exposition, qui marque sa reconnaissance publique et dans laquelle il investit toute son énergie, le plonge dans une phase d’introspection et de doute. Revisiter le chemin parcouru, faire le bilan de toute une vie professionnelle, ne se fait pas sans dommages collatéraux pour un créateur. Ce nouveau cycle de dix ans s’achève en 1994 lorsque ADSA fusionne avec Agora Sopha et devient Euro-RSCG Design. (…) Changement de lieu, de méthode, de partenaires. Tallon, qui vient de prendre sa retraite de l’Ensad, s’installe en solo au sein de l’énorme machine, recréant, une fois encore, sa bulle. (…)

Chaise TS, Sentou, 1978
Chaise TS, Sentou, 1978
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

Pendant les dernières années d’activité de Tallon, le transport laisse peu à peu place à des projets personnels, comme l’aventure de Brême, emmenée par François Burkhardt, d’où naissent les projets de navette fluviale Alligator et NGV (navigation à grande vitesse) ainsi qu’une nouvelle gamme de verres édités par Arnolfo di Cambio. Les rééditions de ses créations emblématiques – Cryptogamme, service 3T – se multiplient, avec les galeries Sentou et Jousse. La fin programmée de sa collaboration avec la SNCF et Alsthom se profile dès la fin des années 1990 : la SNCF entreprend de profonds changements, fait appel à de nouveaux designers (Christian Lacroix, agences MBD Design, Desgrippes Gobé, Neerman et Plan Créatif).

Roger Tallon a initié, impulsé, accompagné et anticipé l’histoire du design français. Il a compris intuitivement, dès les années 1950, le rôle essentiel que jouerait le design dans la construction de la société issue de la guerre. Il a senti que le design industriel, lancé dans le train fou de l’industrie de l’après-guerre, devait sauter en marche pour assurer sa pérennité et s’ouvrir à toutes les opportunités. Y compris celle de redéfinir les paramètres de la production et des nouveaux modes de vie.

« La maison selon Tallon », par Dominique Forest

Roger Tallon à la frontière entre deux mondes

« Val 208 », 1992
«  Val 208  », 1992
Maquette
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

(…) À la sortie de la guerre, Roger Tallon a suivi une formation dans l’ingénierie. Cette formation n’est pas celle de ses contemporains issus pour beaucoup de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, tels Alain Richard, André Monpoix, Pierre Guariche et Roger Fatus, de l’École Camondo, comme Pierre Paulin, ou de l’école Boulle, notamment André Fermigier. Son goût profond pour la compréhension des problématiques techniques et commerciales du monde industriel mais également sa grande force de persuasion le font aller là où les autres ne vont pas : dans le monde du « blanc » – machines à laver, réfrigérateurs, etc. – et dans le monde du « brun » – la hi-fi, des radios et des téléviseurs. Aussi, lorsque Michel Mortier, Pierre Paulin, Pierre Guariche, intègrent l’agence du créateur de mobilier et architecte d’intérieur Marcel Gascoin, Roger Tallon entre chez Technès, le bureau d’études de Jacques Viénot, lui aussi pionnier, qui conseille les industriels. Autre différence, le tropisme de Tallon est avant tout américain (…) Tallon, qui a eu comme premiers clients des entreprises américaines, Caterpillar et DuPont de Nemours, se passionne pour les grands designers industriels américains que sont Norman Bel Geddes, Henry Dreyfuss ou Walter Dorwin Teague (…). Il voue également une admiration particulière à l’école d’Ulm qui, en Allemagne, développe autour de Max Bill un enseignement rationnel du design. Ce terreau nourrit le jeune Tallon qui se sent de taille à mener un combat : lutter contre la laideur et la médiocrité de nombreux objets manufacturés français. (…)

Caméra « Véronic », 1957
Caméra «  Véronic  », 1957
© MAD, Paris / ADAGP, 2016 / Droits réservés

Avant la Seconde Guerre mondiale, quelques figures comme Eileen Gray, Le Corbusier, Jean Prouvé, Charlotte Perriand commencent à essayer de concilier mobilier et production en série mais, dans le domaine du design industriel, aucune figure n’émerge comme le font, aux États-Unis à la même période, les designers que Tallon admire tant. En France, il faut attendre les années 1950 avec Jacques Viénot et sa défense de l’« esthétique industrielle », pour que les industriels cherchent à bénéficier de compétences extérieures. Le monde du mobilier occulte largement celui du design industriel encore balbutiant. Parallèlement à Jean Prouvé et Charlotte Perriand, une nouvelle génération va, tout en restant dans le domaine de l’aménagement intérieur, faire sortir la production de mobilier d’un cadre artisanal. Joseph-André Motte, Pierre Guariche, Alain Richard, Antoine Philippon et Jacqueline Lecoq, tous contemporains de Roger Tallon, aspirent à l’industrialisation mais dans le domaine du mobilier et du luminaire.

Loin d’être indifférent aux créateurs de mobilier français, Roger Tallon apprécie le travail de deux de ses aînés, Jacques Dumond et Jean Prouvé, et, parmi ses contemporains, celui de Pierre Guariche et de René-Jean Caillette. Mais Tallon est en rupture avec la démarche des décorateurs ensembliers, si féconde en France dans la première moitié du siècle, qui ne se sont pas intéressés aux objets domestiques de grande consommation. De ce fait, sa démarche est proche de ce qui se passe outre-Atlantique au même moment. (…)

L’arrivée de Roger Tallon dans l’univers domestique

Chaise « Wimpy », 1960
Chaise «  Wimpy  », 1960
© MAD, Paris / ADAGP, 2016 / Jean Tholance

À partir de 1950 et pendant une quinzaine d’années, Roger Tallon se consacre à ce qui lui semble être l’essence même de son travail : le design industriel. (…) La plupart du temps, ces projets trouvent leur origine dans une commande pour des collectivités. Les chaises Wimpy, par exemple, doivent meubler les premiers fast-foods installés en France, tandis que les sièges Cryptogamme sont destinés à la cafétéria du Grand Palais. (…) Les méthodes de fabrication des pieds des chaises Wimpy, en aluminium sous pression, sont caractéristiques des pratiques industrielles, peu usitées alors dans le monde du mobilier, mais que Tallon utilise alors régulièrement. De même pour les sièges de bureau Medius pour l’entreprise Eurosit en 1979 : (…) Roger Tallon adapte ici un procédé venu de l’industrie automobile. Il utilise des mousses de polyuréthane moulées « à peau intégrale », matériaux servant alors principalement pour les volants de voitures ou pour les accoudoirs de portières et qui évitent de les couvrir de textile.

Siège « Zombie », 1969
Siège «  Zombie  », 1969
© Daniel Lebard / ADAGP, 2016

Le va-et-vient entre sphère privée et sphère publique est pour Tallon une évidence ; il a toujours pensé que les sièges et accessoires des transports en commun devaient emprunter au domaine privé confort et intimité, d’où les rideaux plissés du Corail, le velours doux des sièges du TGV ou encore la petite lampe d’appoint du TGV première classe, digne d’un salon. Très tôt, Roger Tallon se dégage de l’esthétique des années 1950. « L’homme qui arrondit les angles », pour reprendre l’expression de Catherine Millet, comme beaucoup de créateurs des années 1960 – l’Italien Joe Colombo en particulier, que Roger Tallon admire –, il tourne le dos à l’angle droit propre à l’après-guerre. Les marches du célèbre escalier hélicoïdal évoquent des pétales de fleurs, les sièges Cryptogamme puisent leur forme dans la nature, ses services de table – du 3T au Picnic – sont tout en courbes. En outre, Tallon aime les sièges anthropomorphes. (…) Certains sièges Zombies pour le bar L’Astroquet ont des cibles de tir sur la poitrine. Enfin, les personnages de la crèche d’Orly sont particulièrement déroutants puisque les traditionnels santons de Noël sont remplacés par les célébrités de l’époque : Picasso, le général de Gaulle, Léon Zitrone, Brigitte Bardot, César…

« Je ne suis pas un intuitif, je suis dans la réalité la plus totale »

Lorsque Tallon fait œuvre d’artiste avec ses projections lumineuses, ses têtes parlantes ou l’Électroncéphale, il adopte une démarche ne se confondant pas avec celle de son design, qui reste toujours fidèle à un programme. Malgré sa relation avec les artistes, il réfute tout caractère artistique à son design : « Je ne suis pas un intuitif, je suis dans la réalité la plus totale. Mon escalier, apparemment organique, n’est pas un Brancusi. Il est le résultat d’une recherche sur les tensions du caoutchouc, il est aussi concret qu’une hélice d’avion. Je ne plaque pas de l’art sur de l’utilitaire. (…) » Olivetti, Braun et IBM sont, pour Tallon, exemplaires du design global auquel il aspire. Il conçoit nombre de ses projets comme un tout dans lequel le nom, l’emballage, le transport, le logo font partie de sa réflexion. (…)

Cabine de téléphérique TCD4, Pomagalski, vers 1992
Cabine de téléphérique TCD4, Pomagalski, vers 1992
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

Qu’il s’agisse de dessiner une motrice ferroviaire, un siège ou une petite cuillère, la méthode de travail est la même au fil des années. Un service de table comme le 3T (1967) pour Raynaud, Daum et Ravinet d’Enfert, les accessoires de bureau pour Buysse (1972-1973), les sièges de bureau Medius pour Eurosit (1979), le bac de conservation Le Bank pour Cidelcem (1980), le service en céramique Picnic (2001) réalisé à Vallauris font l’objet d’une étude méthodique. (…) : « Dessiner un TGV est moins difficile [qu’un couvert de table] parce que résultant d’un enchaînement d’items beaucoup plus complexe. » (…)

Un des projets les plus emblématiques de sa façon de travailler est le service 3T, qui sera une petite révolution dans le monde des arts de la table. Au départ, cette commande du Syndicat des arts de la table devait se limiter aux seuls couverts mais, enthousiaste, Tallon réussit à élargir son champ d’intervention et propose un service complet incluant vaisselle, couverts et verres. L’idée, en soi, est innovante, (…) le concept d’une écriture globale pour ces trois composantes n’a pas vraiment d’équivalent. (…) Autre nouveauté du service 3T : les pièces peuvent s’acheter à l’unité, et la notion de service classique avec sa ribambelle de plats codifiés est mise à mal. (…) Tallon propose le nom du produit : 3T (« T » pour « table », « tradition », « toucher »… et sans doute « Tallon ». (…)

Le syndrome du Meccano

Pour Tallon l’idée des gammes est une sorte d’évidence. Ainsi, la forme de champignon du siège Cryptogamme projetée en 1968 pour la cafétéria du Grand Palais sous la houlette du Mobilier national dérive de celle employée en 1967 pour les pièces du service 3T. Au credo fonctionnaliste « Form follows fonction », Tallon répond : « Il me paraît faux de dire que chaque fonction détermine une forme idéale. En créant 42 objets issus de la même forme : des tables, des chaises, des luminaires, des couverts, des verres, des assiettes […] je prouve qu’avec une même forme on peut faire beaucoup de choses. C’est là une sorte de fonctionnalisme déductif. » Le champignon va ainsi « proliférer » du verre à la soupière en passant par le tabouret. Tallon privilégie généralement la famille d’objets à l’objet isolé.

Gamme de montres Mach 2000, 1974
Gamme de montres Mach 2000, 1974
© Galerie Mercier&Associés / A. Baillon / ADAGP, 2016 / Jean Tholance

(…) Pour le fabricant de luminaires allemand Erco, il imagine en 1972 un véritable programme de système évolutif avec certains éléments interchangeables. La lampe peut être équipée avec un néon, un spot, ou être déclinée en forme de micro. (…) Les lampes Erco ont une articulation appuyée par le rouge ; les remontoirs et boutons de réglage colorés des montres Lip sont spectaculaires… Pour le fabricant de mobilier de bureau Eurosit, il crée en 1979 le système Medius. Chaque fauteuil est monté avec des éléments interchangeables permettant, à partir de cinq modules, d’obtenir dix-neuf sièges différents. (…)

Même approche résolument industrielle et même priorité au programme pour un de ses plus intéressants projets de mobilier : la chaise TS (pour les initiales Tallon Sentou). Robert Sentou lui demande en 1970 de travailler sur une chaise pliable en bois. (…) En résulte une chaise étonnante de simplicité qui allie économie de matériau et efficacité graphique. (…)

Sièges de bureau « Système Medius », Eurosit, 1981
Sièges de bureau «  Système Medius  », Eurosit, 1981
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

Dans ses projets pour l’univers domestique, Tallon bénéficie d’une grande liberté. Lui-même ne veut surtout pas avoir à rendre des comptes à un éditeur et, en cela, il se distingue de ses contemporains qui n’ont de cesse de démarcher les éditeurs français que sont Airborne, Ligne Roset, Steiner, Charron, Meubles TV. (…) Son indépendance vis-à-vis des éditeurs de mobilier ou de luminaires est le corollaire des sollicitations fort diverses dont il est l’objet. Il est ainsi apprécié par des industriels des arts de la table, par des fabricants de produits électroniques, de machines-outils, d’électroménager, par la galerie Lacloche et, bien sûr, par les deux grandes entreprises publiques de transport que sont la SNCF et la RATP. (…) Un designer travaillant sur un large spectre de domaines nous paraît aujourd’hui banal ; cela n’a pourtant rien de courant dans la France de l’après-guerre. Roger Tallon anticipe l’image du designer polyvalent que nous connaissons si bien aujourd’hui. Créateur à la forte personnalité, Tallon est un designer militant. Fustigeant le goût incurable des Français pour la décoration il va, par son charisme et la force de ses propositions, s’imposer dans tous les champs du design, du train à la machine-outil en passant par la signalétique, le petit électroménager et le service de table, tout en gardant une grande liberté.

« Le système Art press », par Catherine Millet
Artpress n°43, 1980
Artpress n°43, 1980
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

En 1972, trois jeunes gens, Hubert Goldet, Daniel Templon et moi-même, réunis par leur intérêt pour les mêmes avant-gardes (l’abstraction américaine et l’art conceptuel, avec des références au pop art et au nouveau réalisme), décident de créer une revue pour mieux les promouvoir. J’avais rencontré Roger Tallon trois ans auparavant, non par l’intermédiaire de César, mais par celle de l’architecte d’intérieur Maurice Marty. Je m’étais aussitôt intéressée au design et, prenant prétexte de la naissance du Centre de création industrielle, j’avais écrit de grands articles sur le sujet pour Les Lettres françaises, qui les publia en série pendant l’été 1969. Le design est une question de méthode et de rigueur, et il est bien possible que la fréquentation du formalisme des artistes minimalistes et la démarche analytique des conceptuels aient prédisposé mon esprit en faveur de cette discipline.

La charte

Artpress, essais de typographie
Artpress, essais de typographie
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

Roger a établi la charte graphique d’Art press selon trois principes, pas plus. (…) Les trois piliers de notre sagesse furent le noir et blanc, l’Univers, la plus sobre des polices de caractères, et la grille sur trois colonnes. (…) Comme nous ne pouvions pas nous offrir une photogravure satisfaisante en couleurs, alors nous allions exploiter au mieux le contraste du noir et blanc. (…) des inversions – texte noir sur fond blanc, blanc sur fond noir – pour les titres de rubriques et les chapeaux des articles, (…) pour équilibrer la répartition des valeurs dans la page. Ces partis pris s’accordaient parfaitement avec l’art que nous défendions : un chapeau imprimé en réserve dans un rectangle noir, au-dessus de tableaux de Joseph Kosuth, eux-mêmes faits de l’agrandissement en négatif de la définition d’un mot extraite d’un dictionnaire, cela s’imposait et en imposait. La régularité de nos colonnes, toujours justifiées à droite et à gauche, et la logique modulaire qu’elle suscite prolongeaient les grilles de Sol LeWitt, s’alignaient sur les superpositions de parallélépipèdes de Donald Judd ou les rangées de pots de Jean Pierre Raynaud. Le tout s’emboîtait dans pas plus d’une quarantaine de pages, il est vrai de grand format (24,8 x 32,2 centimètres), format dont hélas les rotatives sur lesquelles Art press est maintenant et depuis longtemps imprimé ne voudraient plus. (…) Le trio des fondateurs avait bien sûr hésité sur le choix du titre et, finalement, sous influence Tallon, j’avais mis les choses à plat : qu’allions-nous faire ? De la presse. Pour parler de quoi ? De l’art. « Art press » s’était imposé. Roger avait soutenu ce choix en proposant d’amputer le « e » final de presse car, il avait bien compris que notre ambition était internationale. (…) Pour que le magazine lui-même ne disparaisse pas tout entier sur les étals kaléidoscopiques des libraires, Roger eut l’idée de tramer la photographie de couverture afin d’accuser encore les contrastes, de lui conférer une plus grande densité qui renforcerait l’impact visuel. Radical, il choisit une trame dite « vermicelle », irrégulière. (…)

Pratique

Artpress n°123, 1988
Artpress n°123, 1988
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

(…) Roger avait bien compris que nous ne voulions pas éditer un coffee table magazine, mais faire œuvre pédagogique et critique, que les textes n’étaient pas destinés à habiller les illustrations mais que c’étaient eux qui dictaient les choix. Pendant des années, Roger et moi avons mis en pages Art press ensemble, en une journée de travail, de préférence le samedi. Je venais à Design Programmes avec toutes les photographies et les placards de texte. J’étais à la fois décideuse et petite main. J’avais préparé le chemin de fer, Roger s’y tenait, nous sélectionnions les images et j’annonçais la longueur du texte. (…) En fonction des documents, de ce qu’ils représentaient, Roger décidait des lignes de force, horizontale ou verticale, selon lesquelles blocs d’images et blocs de texte seraient répartis. (…) Nos règles strictes nous permettaient devant chaque page d’avoir présent à l’esprit l’ensemble du numéro et de veiller au rythme, plus ou moins dense en texte, et aux ruptures de rythme d’un article à l’autre, et de nous adapter rapidement au contenu. (…)

En 1980, après quelques vicissitudes, Art press a commencé à être édité par la société qui en est toujours propriétaire. (…) Enfin, à partir des derniers mois de 1982, nous avons pu travailler avec des metteurs en pages professionnels mais en perpétuant l’une des caractéristiques de la « haute époque » Tallon : le tandem metteur en pages-rédacteur. La tradition veut que le membre de notre rédaction (…) transmette au graphiste la matière textuelle et iconographique dans un dialogue toujours approfondi, assistant parfois en direct à la mise en pages sur l’écran de l’ordinateur. (…) La maquette d’Art press a pris, si j’ose dire, son envol. Le système conçu par Roger a été interprété, s’est adapté, développé, sans jamais être dénaturé. (…)

Dans le temps

Artpress n°137, 1989
Artpress n°137, 1989
© MAD, Paris / ADAGP, 2016

(…) J’ai toujours reconnu que c’était Roger qui m’avait aidée, moi l’autodidacte, à structurer ma façon de travailler –, il m’arrivait d’aller le voir, animée de velléités de changements qui étaient de purs mouvements d’humeur ou le reflet d’humeurs exprimées dans mon entourage. Il répondait invariablement que c’était au travers de notre constance que nous démontrions notre force. On ne change pas un système qui gagne.(…) Dans des éditos, des articles, des interviews de Roger que nous avons publiés, nous avons toujours réaffirmé notre fidélité à son « système » avec la même conviction que nous rappelons nos engagements esthétiques et idéologiques. J’en ai même parlé comme de notre ADN.

Le magazine a, alors que j’écris ce texte, exactement quarante-trois ans, et ses pages servent en effet, comme l’avait prédit Roger, aux jeunes historiens d’art, mais il arrive aussi que graphique, nous allions feuilleter de vieux numéros comme dans une réserve où puiser non pas d’anciens modèles mais plutôt un état d’esprit, une sorte de fraîcheur qui est toujours à retrouver.

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