Durant l’année 1912, les appels d’offres concernant le second œuvre sont lancés et les devis sont âprement discutés, voire refusés pour certains. Le sculpteur Jules Visseaux est retenu pour façonner sur place le bas-relief qui orne la rotonde1, tandis que la sculpture extérieure des fenêtres et de la voûte du porche est confiée à l’entreprise Housset et Guillemain (associée à la maison Cruchet) dont le devis est tout d’abord jugé « exhorbitant2 » (sic). Cette entreprise avait réalisé l’année précédente la maquette du grand escalier3.
À l’intérieur de l’hôtel, l’activité est intense dès le début de l’année 1913. Après la pose des parquets4 et dallages de pierre et de marbre5, la décoration des espaces intérieurs commence véritablement. Pour la créer ou la compléter, René Sergent s’adjoint la collaboration des meilleurs artisans d’art : sculpteurs sur pierre et sur bois, ébénistes, menuisiers, tapissiers, ferronniers, doreurs, peintres décorateurs, marbriers… C’est surtout dans ce domaine que s’exprime le sens aigu du détail chez Moïse de Camondo. Il exige en effet la perfection, comme en témoigne cette demande : « Cher Monsieur Sergent, (à la ligne) Faisant suite à notre conversation de ce matin, je vous prie de vouloir bien aller chez M. Fabre, antiquaire rue de Rennes, voir deux lanternes. Vous seriez bien aimable d’en faire prendre les mesures et de faire deux petites maquettes desdites lanternes pour les accrocher dans notre maquette de l’escalier6. »
La maison Chamouillet se voit confier les travaux de miroiterie. Ses ouvriers déposent des glaces dans l’appartement d’Isaac de Camondo, avenue des Champs-Élysées7, et dans l’hôtel alors habité par le comte, rue Hamelin. Chacune est taillée et posée suivant un emplacement précis8 (fig. 10).
Plusieurs cheminées proviennent aussi de l’hôtel rue Hamelin, celles du grand salon, du salon des Huet, du petit bureau et de la chambre de Moïse de Camondo. Chargée de leur dépose et repose, l’entreprise Gilis9² fournit celles de l’appartement de Nissim ainsi que le dressoir en marbre Campan mélangé de la salle à manger qui est réalisé sur mesure. Elle fixe également des consoles en marbre blanc et la fontaine en marbre jaune de Sienne, après les avoir déposées rue Hamelin10.
Durant l’année 1911, Moïse de Camondo recherche et acquiert de nombreux lambris anciens pour le décor des pièces principales de son hôtel. Ceux-ci en déterminent la hauteur et parfois la forme bien qu’ils ne soient pas remontés comme à l’origine. Chez Lemoine et Leclerc, tapissier-décorateur, le comte achète la boiserie du grand salon11 (fig. 11). Provenant du salon de compagnie du comte de Menou situé 11, rue Royale, et simplement peinte en blanc à l’origine, elle est dorée et l’une des portes, placée dans le grand bureau, est décapée12. Les lambris destinés à la salle à manger et les deux niches garnies de glaces de la galerie sont acquis chez l’antiquaire Armand Sigwalt13. Il trouve chez Édouard Larcade la cheminée et la boiserie de la bibliothèque dont les panneaux déterminent la hauteur de cet étage d’attique ainsi que les lambris de l’alcôve de sa chambre14.
Lorsque certains éléments anciens sont introuvables sur le marché, Moïse de Camondo, qui en a une vision extrêmement précise, les fait copier d’après des modèles historiques. Il fait ainsi appel à la maison Bricard, fabricant de serrures et quincaillerie de luxe, pour dupliquer ou compléter crémones et mécanismes de fermeture, parfois sur un « modèle spécialement créé et sculpté pour Mr de Camondo, suivant la décoration de son espagnolette ancienne, dorée au mercure15 ». Il commande aussi à la maison Baguès la reproduction d’une rampe pour l’escalier d’honneur16 (fig. 12). Déçu de la dorure, le comte alerte René Sergent : « Bourdier (le doreur) prétend que l’on n’arrivera jamais à un résultat convenable avec l’or qui a été employé ; il faudrait de l’OR CITRON et un patinage par un homme absolument du métier. Il me semble, dans ces conditions, qu’après avoir manifesté tout mon mécontentement à la maison Baguès, vous pourriez la persuader de s’adresser à Bourdier pour ce travail, bien entendu à ses frais, car elle me doit un travail bien fait et qui nous donne, à vous et à moi, toute satisfaction17. »
Cette exigence et ce sens du détail apparaissent plusieurs fois à la lecture de la correspondance ou des mémoires de travaux. On découvre, par exemple, que l’entreprise A. Felz chargée de la peinture décorative peine à donner satisfaction quant à la réalisation du décor du petit bureau : elle devra recommencer trois fois et réclame le règlement du temps passé et des marchandises employées… L’architecte tranche par une note à l’encre rouge : « Il est d’avis18 de ne payer ce travail qu’une fois en supplément au lieu de trois fois19. »
Enfin, entre en jeu la maison Decour. Fondée en 1834, l’ancienne maison Simon a été reprise par la famille Decour père, puis fils. Installée 41, rue Joubert, et à partir du 1er juin 1914 26bis, rue François-1er, Decour a travaillé pour plusieurs résidences Rothschild, notamment à Waddesdon Manor, puis sa réputation a traversé l’Atlantique. Henry Clay Frick a fait appel à elle à New York20. Moïse de Camondo la connaît et l’a déjà employée, notamment pour décorer sa maison de campagne, la villa Béatrice, à Aumont dans l’Oise.
Dès lors, la maison Decour cumule les fonctions. Outre son rôle de décorateur et tapissier, elle fournit également au comte plusieurs éléments de boiseries anciennes21 et parfois du mobilier, des textiles anciens ou des objets d’art. Elle lui sert aussi de temps en temps d’intermédiaire pour revendre. Dans son entrepôt rue Balagny, Decour garde les glaces, boiseries22, rideaux, tapis et thibaudes démontés par ses soins dans l’appartement d’Isaac de Camondo, puis les œuvres déposées rue Hamelin et les boiseries achetées depuis 1911 par Moïse de Camondo.
Ses devis sont conservés dans les archives du musée. L’architecte les reçoit de son côté, accompagnés de dessins de détails23. Pour juger de l’effet produit, des présentations de ces dessins et projets sur une charpente sont prévus au garde-meuble et sur place, rue de Monceau24. Très attentif, le comte suit le déroulement des travaux au jour le jour, fait apporter des modifications, relit les mémoires de travaux à la loupe et remplit des pages d’observations. Par exemple, à propos du remplacement d’un lambris, il note et tranche : « Erreur de Decour, j’avais signalé ce changement dès le lendemain du devis ; il l’a oublié, tant pis pour lui ». Et, bien sûr, Tédeschi surveille lui aussi : « Decour après lequel il faut constamment se gendarmer25. »
Par un « État de situation des travaux » du 9 mai 1913, on apprend que Decour et ses ouvriers sont sur place depuis le mois de janvier et ont commencé par la pose des bâtis destinés à fixer les boiseries anciennes, puis ceux qui soutiennent les ornements des corniches (fig. 13 et 14). Les lambris anciens sont remis en état, souvent retaillés, toujours complétés et parfois décapés. Moulures d’oves, modillons, rais de cœur et rosaces sont fournis, posés, adaptés, plinthes et baguettes d’encadrement sont ajustées. À l’occasion de la réparation de certaines tapisseries, Moïse de Camondo prévient le restaurateur : « Veuillez noter que mon tapissier, Mr Decour, a fait tous les cadres de ces tapisseries sur leurs mesures anciennes et il me prie d’appeler sur ce point, votre attention pour que, après le nettoyage, les dimensions de chacune d’elles soient absolument pareilles à ce qu’elles étaient avant26. »
Tandis qu’on s’affaire rue de Monceau, dans les ateliers de la maison Decour on découd, retaille et confectionne drapés, tentures, stores et rideaux pour chaque croisée, après avoir démonté et nettoyé ceux de la rue Hamelin. On regarnit des sièges, fournit ou restaure sommiers et matelas. Sur place, les tentures sont fixées, les tiges des lustres habillées et les armoires et vitrines garnies (fig. 15 et 16). En dépit de tous les aléas, la fin des travaux est maintenue pour le 15 août 191327.